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catalogue "Laniakea" PDF

Bogdan Korczowski - Laniakea, / Peintures, exposition Varsovie 2018


Horizon. Céleste. Immense. En un mot, en hawaïen : Laniakea.

par Par Marie-Anna Le Ménahéze

Qu'est-ce qu'un superamas ?
Nous apprenons ce matin (le 14/03/2018) le décès du grand Stephen Hawking, physicien théoricien et cosmologiste britannique de premier ordre : un homme qui aura tant et tant travaillé, toute sa vie durant, autour de la réponse, précisément, à cette question-là. Un superamas n'est autre que la plus grande structure connue de l'univers. L'infiniment grand. Le méta-gigantesque.
Récemment découvert suite à la mise en commun de savoirs et méthodes développés par les cerveaux les plus puissants de l'humanité - via un programme de collaboration scientifique internationale d'un genre nouveau, car regroupant la crème de la crème de l'astrophysique mondiale - Laniakea devient alors l'amoncèlement de galaxies le plus extraordinaire jamais touché du doigt (ou de la lunette astronomique) par l'Homme : cent fois plus gros que toute entité jamais observée jusqu'ici.
Bogdan Korczowski questionne justement à travers l'abstraction de sa peinture "l'infiniment" : l'adverbe, plus que le nom (" l'infini "). Le vraiment très petit. Ce qui est vraiment très petit, pour être plus exacte. Et puis l'effroyablement grand, aussi. Le savoir, celui de l'être humain - qui réussit parfois à tendre, tel une incroyable asymptote, vers un absolu toujours plus puissant - n'est en réalité, on le sait, que lui fruit d'une toute petite chose organique : la substance grise. Laniakea telle que campée par Bogdan Korczowski et ses toiles, c'est le minuscule au service de l'infiniment grand avec, en ligne de mire et comme effet-loupe, toujours, la question du moi, le sien, celui du créateur, opérant ici comme le ferait un révélateur en photographie. Qu'il soit petit ou grand, l'infini reste ce qu'il est : insondable totalement, irrésistiblement attirant dans la compréhension qu'on voudrait en avoir, demeurant envers et contre tous (et toute démarche d'étude) vertigineux, maternel, répétitif. Charnu et nébuleux. Amniotique. Rond.
Les tableaux de Bogdan Korczowski font, au fil du temps et au gré du parcours qui est le sien, l'effet d'une mue. Depuis les séries consacrées par l'artiste à cette question qui fonde l'énigme du végétal (encrée dans son travail durant de nombreuses années), jusqu'à la famille de tableaux que sont Laniakea - telle cette constellation de visions abstraites de l'infini - le moi profond de l'artiste est toujours là : ultra-présent et interrogeant frontalement la matière organique. Celui ou celle qui regarde, observe, devient alors (à la place de l'artiste lui-même) spirituellement tout puissant.e car - même si c'est illusoire - omniscient.e. Si l'art avait une fonction, ce serait quelque chose de l'ordre du polymathique et de l'omniprésence. Sans doute. Il est donc aisé de se sentir ici, face à cette série de tableaux-là, au cœur-même de l'acte de création, de l'action-même qui constitua le commencement, mais aussi à l'orée d'une nécessaire empathie.
À tant vouloir interpeller le charnel dans son travail - en passant pour cela à travers le tangible, celui de l'artiste en tant qu'incontestable sujet humain, fait de savoir, d'existence mais aussi de matière qui meurt - Bogdan Korczowski utilise comme élément-clé de sa création le substrat de son moi. Ces oeuvres dites laniakeaesques sont constituées de tant de matière, de substances (tout à la fois magnifiques, banales et solides), qu'elles invitent aisément l'Autre à venir les embrasser, plus que les observer. Contempler : s'approprier à l'infini. Et effleurer. Ces représentations cosmogonique de l'hyper-espace donnent envie de toucher, d'entrer, de devenir la matière infinie représentée : sphères, matrices arrondies abstraites, représentations calibrées d'un éternel tout sauf fantoche (contrairement à d'autres) qu'est celui du recommencement, du cycle de l'existence.
Laniakea... Redevenir, soi : (l') infiniment petit. Reprendre à zéro. Et tout redevient, alors, possible. Laniakea. De nouveau et comme en une intarissable source : l'Autre et le Soi prennent alors conscience, deviennent, sont la promesse d'une saga cosmique à laquelle (Dieu merci), nous appartenons tous.
MALM


Bogdan KORCZOWSKI ou Fuir le temps
Par Genica Baczynski

Le temps amblyope Bogdan Korczowski peint et il peint pour ainsi dire à l'aveugle. Il contrarie le regard et en premier lieu le sien, au point de restituer à l'inconscient, sa rétine. Il n'est pas question ici de ne rien voir, ni de l'absolu du noir, il s'agit du silence de la nuit, d'une nuit sans langage qui parle, sans se figurer, d'une nuit muette et pourtant constellée. Il s'agit d'une répétition et de son mouvement. Bogdan Korczowski récuse la représentation et son miroir déformant, il divulgue un symbolique sans jamais le traduire, il avance à regard masqué comme un Œdipe dont la vérité ne s'avouera qu'après lui. Il frappe ainsi la toile du sceau désenchanté des symboles oubliés puisqu'inconnus de tous. C'est un peintre qui se déjoue des systèmes comme de l'histoire. Il obscurcit la mémoire pour lui rendre une langue. Il peint comme s'il était le premier homme et ce geste qui se veut toujours originel brise une mécanique de l'illusion perpétuelle. Oui Cette eau Qui sous la main Se teinte Et sème Médusée Le signe Sur la toile Afin de déjouer la nuit Venue d'un confins Il s'agit d'une manière ou l'autre De distribuer la nuit Les nuances constellées de la nuit La tache aveugle Posée sur la toile Se convertit en figures En bruit en un Attrait de la géométrie des rêves.

La terre infernale Mais chez lui, le rêve se répète. Et la répétition se transfigure en infini. Sa peinture porte en nous une marque plus qu'un paysage, puisque pour ainsi dire, l'horizon lui est indifférent, Bogdan K est un peintre de la terre mais d'une terre enclavée à laquelle on aurait soustrait sa promesse. En ce sens, le récit familial et on entend par là, d'où l'on peint ? ne se dissocie pas de ce pays qui est le sien, la Pologne. Et ici, si son nom, Korczowski, est mangé comme englouti, il s'agit moins d'un effet de style, où l'on imprimerait à ce peintre du temps infernal un effet Kafkaïen, que d'une marque celle d'une blessure, celle d'un temps qu'il faut distraire faute de l'abattre. La Pologne serait sous ces coups le pays des flammes noires, des terres carbonisées d'où s'échappe parfois le souvenir d'un siècle qui a supprimé le bonheur à jamais. De ce pays, sans autre horizon que les autres, Bogdan Korczowski dispense une peinture à l'énergie cadrée - et pour ce qui est des œuvres les plus récentes une vivacité circulaire - elle imprègne une ardeur que seules les couleurs corrompent, chez lui, la lumière ne provient jamais du jour, mais de l'ombre. La toile répond par un débordement, il lui insuffle une idée d'elle même plus grande encore.
Bien sûr, il nous renvoie à une histoire de l'art, et devant ses toiles, on se raccroche à du déjà-vu par peur de se perdre dans ce qu'il nous incite à abandonner, notre connaissance. Alors, l'espace d'un instant, devant les signes immémoriaux, les pyramides difformes, les croix, les hiéroglyphes accumulés et dans le même temps barrés, on entend le bruit sourd des tableaux de Carlos Saura et parfois même on superposerait Chagall à ses ciels bibliques. Plus encore, on le relie à Antonio Tapiès, il fait ainsi écho aux mots du peintre espagnol qui qualifiait son œuvre de champs de batailles où les blessures se multiplient à l'infini"

Le geste infini Bogdan Korczowski distribue la couleur non sans arbitraire de façon à déstabiliser les interprétations et imprégner les climats d'une incertitude temporelle. Dans ce dernier cas, il n'est pas rare qu'il recoure à des déplacements, baroques où les perspectives sont faussées voire abolies. On finit par penser qu'elle réside ailleurs comme dans la série Plein Soleil où les soleil jaillissent d'un monde que l'on présente plus qu'on ne le re-présente, il fixe son geste et par un effet de loupe grossit les traits, il tente de désigner notre malvoyance et de nous faire entrer dans un regard continu où tout se lie et se délie, où enfin la pupille s'aveugle. Avec les cercles répétés, il tatoue la toile de cet Laniakea, énigmatique, ce mot émergé, peut-être, des lacs ou de mers in-pratiquées.
Bogdan Korczowski n'est ni pareil, ni analogue. Il se situe ailleurs : il se fie à une méthode sans doute inspirée, composée d'intuitions et de calculs, de préméditation ; il a inventé un dispositif et ce dispositif se nourrit d'un quotidien, d'images puisées dans une répétition, ce qui défère à sa peinture une efficacité et un impact mémorables. Il fabrique des images dont on ne se déprend pas ; elles résonnent durablement et jettent en nous un trouble. Ses images, nous verrons peut-être comment, acquièrent une force persévérante, elles ne pénètrent pas l'inconscient, elles y sommeillaient déjà. Il s'adonne alors à une virtuosité qu'on pourrait qualifier aisément d'élémentaire puisqu'elle vise à atteindre un essentiel et c'est là sa principale qualité. Ses visions font système.
On se rappelle qu'Homère postulait que les dieux n'avaient infligé le malheur aux hommes que pour inciter au chant qui les consolerait. Bogdan Korczowski ne cherche pourtant jamais à calmer les angoisses, sa peinture préfigure, plus qu'elle ne propose, une autre dimension où si il n'est pas aisé d'être à l'aise, on peut y lire une grammaire de la promesse et dans ce cas, elle nait des cendres. Chez lui, l'obsession fixe et malmène le spectateur. On entre dans une nuit qui remue… En somme, le déplacement recouvre le réel dont il est en quelque sorte la métonymie. La peinture de Bogdan Korczowski forme la partie d'un tout, la parcelle d'un monde dont il nous abandonne des éléments, relève des situations afin d'en exhumer la contrariété dont la peinture serait le remède. On devine que Bogdan Korczowski ne veut pas en rester là, qu'il songe à autre chose et cette autre chose nous est exposée grâce à une autre opération, plus évanescente peut-être qui, elle, s'apparente à la condensation, à une manière de choisir son vocabulaire, de l'articuler, de le restreindre au mieux afin de préciser son but. Cette opération s'accomplit dans le geste pictural. Les images qui nous sont alors prodiguées sont à proprement parler impressionnantes.
La peinture accomplit le regard et sa divergence. Elle ramasse et concentre des effets épars. Elle établit un sens qui aurait tendance à se disséminer, à ne rester qu'une vague impression. En certaines occasions, on apparente la condensation à la métaphore. Pourquoi pas ? Toujours est-il que Bogdan Korczowski fonctionne au rêve auquel il emprunte ses techniques et que la peinture est sa vérité. Par facilité, nous disons qu'il traduit un monde, mais avec ses images, il produit du récit, c'est-à-dire du temps et la durée. Il peint un repli du temps où les symboles aux contours accidentés, amochés par l'oubli, affichent leur présence pour ne pas dire leur permanence. Il conjure un silence, une pénurie de signes à l'ère où les signes pullulent et s'équivalent en vain et comble un vide. Si nous forcions le pathétique, nous écririons qu'il conjure une mort quand il invente une beauté, une beauté qu'il traite à la manière d'Arthur Rimbaud qui ne l'avait assise sur ses genoux que pour la gifler et pour Bogdan Korczowski, il s'agit bien de cela, de malmener ce qu'il charme. C'est pourquoi sans doute et pour forcer le trait, il stigmatise de plaies noires certaines de ses toiles.
Sa peinture qui répond du temps et s'en défend pourtant, réclame des mots et ses visions-images expriment des rapports. C'est un homme de l'intelligence en mouvement et des mouvements de l'intelligence. Il met en relation un état donné avec leurs causes et leurs conséquences, même si les réponses devancent les questions.

Genica Baczynski, écrivaine et journaliste.


LANIAKEA OU LE LANGUAGE DES ÉTOILES

BENIAMIN M. BUKOWSKI
traduction Agnieszka Zgieb

Dans la langue hawaïenne, Laniakea désigne l'horizon céleste incommensurable. L'Incommensurable n'est pas l'infini.
L'immensité des galaxies au sein du superama dépasse l'imagination humaine, et l'immensité est à l'homme une mesure parfois impossible.
La théorie permet d'estimer le nombre d'étoiles rassemblées autour de ce superama. Laniakea a une structure, un nombre d'éléments définis et des frontières spatiales. Pourtant elle échappe à notre connaissance. Il est impossible, quelques soient nos efforts, de la saisir entièrement. Et plus encore si l'on réalise que nous sommes à l'intérieur, que nous habitons une toute minuscule partie de Laniakea.
Bien sûr, et par la force des choses, notre perspective est déterminée. Nous sommes des habitants de la Terre que l'on observe le ciel à l'œil nu, à l'aide d'un télescope, ou grâce aux images captées par les sondes spatiales et les télescopes envoyés dans l'espace - on enregistre Laniakea morceau par morceau. Ses fragments, aussi infimes qu'ils soient, nous donnent le vertige. Et il n'est pas tout à fait exact que notre regard d'observateur ne change pas. Notre planète voyage autour du Soleil et tourne autour de son propre axe. La configuration ne cesse de se transformer. Et nous, cette part infime du cosmos, demeurons ses observateurs attentifs. Notre premier réflexe serait d'admettre qu'il s'agit là d'un cas rare. Mais c'est une chose qui n'a rien de singulier et qui est partagée par toute l'espèce humaine ; une chose banale à laquelle nous participons : observer le spectacle de l'intérieur. Voici les étoiles, elles dansent autour de nous.
Ce spectacle, Bogdan Korczowski semble l'observer dans une série de toiles. Bien que loin du piège de la littéralité ou de la tentative d'une interprétation fidèle et précise, il se tient en observateur attentif. Si l'homme est capable d'une manière ou d'une autre de maîtriser l'infini de la galaxie, c'est grâce à ce défi titanesque et incessant qu'est l'art de la cartographie. L'imaginaire de l'enfant est tout de suite habité par l'atlas du ciel. Et il est déjà plus proche d'une œuvre abstraite que d'un diagramme scientifique. Comment interpréter le voyage à travers les étoiles autrement qu'au moyen d'un voyage fantasmé ? Entre les points lumineux qui disséminent l'obscurité de la nuit, notre regard se balade comme sur une toile. C'est ce voyage que l'artiste nous propose dans la série Laniakea.
En ce qui concerne la narration picturale de Bogdan Korczowski il est inutile de chercher des prédécesseurs directs. Il sera plus facile de tenter, d'une façon arbitraire bien sûr, de définir une possible affiliation intemporelle à laquelle le récit appartient : des créateurs qui partagent une recherche commune, une sensibilité analogue, une passion conjointe pour sa thématique. Depuis toujours, le cosmos fascine les artistes ; il serait assez difficile de désigner ses premières retranscriptions et de définir avec certitude quand la première représentation graphique de l'espace du ciel est apparue. Sans aucun doute, nos ancêtres, peut-être même depuis la nuit des temps, dirigeaient leur regard loin, au-delà de l'horizon. Des astrolabes sphériques - avec leur perfection mathématique inspirées des théories de Pythagore - en passant par les fonds dorés des mosaïques byzantines de Ravenne - symbole de la réalité cosmique jusqu'à la représentation zodiacale sur les miniatures du Moyen-Âge - l'univers a obsédé, bien avant la révolution copernicienne et les débuts de la physique moderne. On le sait aussi, l'un de ses pères-fondateurs, Galileo Gallieni, se passionna pour les arts plastiques et laissa un traité à ce sujet. Au temps de la Renaissance l'astronomie se mariait le plus souvent avec la peinture ; et les auteurs de toiles réputées étaient aussi les créateurs de télescopes. Et à l'évidence le sujet principal de leurs recherches étaient les lois de l'optique et les règles de la perspective qui en résultent.
Le cosmos de Korczowski ne se borne pas à une dimension mathématique. Il n'est pas une reproduction stricte, il n'ambitionne ni ne prétend au geste de l'astronome ; et la carte du ciel étoilé ici est autre. Chaque imitation de la réalité repose sur une convention. Le mimétisme parfait n'est jamais possible. Korczowski en est conscient. Pour paraphraser la fameuse métaphore de Baudrillard, la carte aurait dû ne faire qu'un avec le territoire reproduit, le couvrant entièrement et le remplaçant tout en en devenant une sorte de simulacre. Impossible d'imaginer une carte qui - par ses dimensions physiques - serait de la même taille que le ciel. Si l'art de Korczowski est mimétique, il y parvient mais d'une autre façon. Il ne se dérobe pas à la reproduction de l'infini et à l'imitation de l'espace - l'espace que l'on retrouvera en regardant le ciel bien qu'on ne le retrouvera pas sur le ciel. C'est une entreprise aussi ambitieuse, et bien plus authentique : le sujet de l'imitation est l'expérience intérieure ; l'inscription artistique du chemin émotionnel et intellectuel qui traverse l'artiste. On peut ainsi considérer ses toiles comme des fractions d'un espace infini des galaxies qui nous entourent mais aussi des fractions d'un acte de création. La vie de l'artiste devient alors un univers suis generis : ce qui, bien qu'enfermé dans le cadre du temps et de l'espace, s'avère impossible à connaître in extenso. Alors si l'on regarde l'œuvre on regarde l'infini. Pour nous, contemplateurs des tableaux de Korczowski, une seule chose existe pour appréhender les fameux fragments offerts - d'une façon subjective - l'idée d'un ensemble. À l'instar de Laniakea observée à l'aide des télescopes terrestres, la constellation artistique des œuvres placées dans la biographie de l'artiste est saisie par les observateurs dans le fractionnel. Dans le même temps il s'agit là d'une perspective " de l'intérieur ". Tout se passe entre les tableaux, à l'intérieur de la galerie, entre les pages de l'album les reproduisant.
En ce sens, le cycle Laniaeka constitue un univers fermé. L'acte de la création et celui de la réception portent en eux une dimension cosmique. Pourtant ils ne se situent ni dans le sens naïf et ésotérique ni dans un style pompeux comme certains poètes étaient prêts à le donner à cette formulation. Il s'agit tout d'abord de la multiplicité des interprétations et de l'impossibilité de trouver d'une manière définitive la perspective de cette constellation dont nous, spectateurs, devrons choisir une hypothèse. Mais à chaque fois, en s'efforçant de trouver la juste clé de la perception, nous sommes condamnés à l'échec. Pour autant, notre regard n'est pas erroné. La perceptive n'est jamais unique et définitive. Elle ne sera donc jamais totale. Cette multiplicité des lectures témoigne de la force de l'impact de Laniakea. Voici l'un des deux grands paradoxes qui accompagnent cette peinture. Bien qu'elle soit abstraite, elle porte la marque du mimétisme. Mais c'est un mimétisme intérieur, différent de celui qu'interprètent habituellement les critiques et historiens d'art. Le sujet d'une imitation continue et instaure l'expression même de l'artiste, sa sensibilité. Le processus de création est extériorisé et, comme les étoiles, il est considéré comme le sujet élu.
Impossible de douter ne serait-ce qu'un instant que les tableaux de Korczowski sont l'œuvre d'un acte spontané inscrit dans un processus - proche du courant action painting -, un grand récit sur le mouvement du pinceau dirigé par sa main, et en même temps un traité consacré au mouvement des étoiles. L'étude inanimée d'une chorégraphie complexe, qui ne perd rien de sa spontanéité. Devant Laniakea, les frontières des formes géométriques, bien que toujours présentes, s'estompent sur la surface, vaincues par le ressenti synthétique d'un ensemble. Les tableaux de Korczowski possèdent cette qualité propre à une œuvre d'art lorsqu'elle reflète la personnalité et la plénitude de l'expérience de l'artiste. Cette qualité est un témoignage vivant et authentique, il dépasse les cadres étroits d'une tendance et prouve qu'une fois libérée du piège des courants et des écoles, la peinture se révèle toujours active et authentique, quand bien même son déclin fut annoncé par certains théoriciens. Une des meilleures preuves de sa vivacité se situe dans le fait que même les mots, dans une tentative cohérente de reconstruire le paradoxe de Laniakea, restent insatisfaisants et, par la force des choses, superficiels : ils buttent à restituer la plénitude de la contemplation du cycle. Pourtant, lorsque la littérature faillit, ce n'est pas l'aveu d'un échec, mais un hommage. Dans ces moments-là, lorsque les mots manquent, devant la contemplation d'une œuvre, on est saisi d'un sentiment nouveau, on est face à quelque chose qui dévoile son propre langage, fascinant et mystérieux. Un texte qui repose sur une sémantique inconnue de nous, qui dépasse avec sa polysémie tout ce qui pourrait être crypté à l'aide des mots. Ce n'est plus un atlas astronomique, rationnel, mais une énigme des astrologues impossible à déchiffrer. C'est le langage des étoiles.

BENIAMIN M. BUKOWSKI


Link:Les textes par Bernard Point

Hommage à Bernard Point (1937-2015)




Catalogue Korczowski LA CHUTE DE L'ANGE

Galerie ASKEO, Paris,1996

Preface Christian Forestier

40 pages, 20 reproductions en couleurs
Format: 20 x 21 cm

LA CHUTE DE L'ANGE

Christian Forestier, 1996

Bogdan Korczowski peint à l'huile, c'est l'un des derniers.
Bogdan Korczowski est un cosaque, un tatare égorgeur, qui couvert d'épines, saigne ses bidons et tubes d'huile sur des toiles linceuls pour des messes instinctives. Bogdan Korczowski se saoule en ses essences pour diluer notre passé, son passé, broie ses pigments en des creusets acides pour reconstruire notre histoire et laver nos massacres.
Cracheur de feu, de couleur, il brûle ses peintures en feu carnaval pour éclairer nos réalités. Le sang suinte de ses toiles en larmes et sueurs, en torrent de lave qui encolle de plumes écarlates des anges rédempteurs qu'il saigne sur des autels sacrifices pour exorciser toutes les barbaries.
En des champs de paille harmonie, Bogdan Korczowski viole des couleurs, ouvre de ses mains des sexes terrestres, des lieux volcans en cratères écumants bavant leurs sucs sur des verts paysages, des champs de graines, blonds, des jardins d'éden luxuriants, des planètes inconnues.
Prince des steppes, roi des arcs en ciel, il peint par sa puissance d'exister, assoiffé de conquêtes, d'absolu, de royaumes inexplorés, de contrées coquelicots, de lacs miroirs étoilés, d'étendues d'herbes folles pliants sous son souffle puissant.
Sur des chemins de croix, Bogdan marque ses angoisses de défroques de croisés armoriés, de faux symboles, de traces griffées, d'écrits muets et nous entraîne en une descente spirale vers des enfers, des chaleurs profondes pour nous ressusciter en des paradis rédempteurs où il plante arbouses géantes, arborescences flamboyantes, fleurs méphistophéliques, abrités de dolmens pain de sucre déflorant les étoiles.
Alors ce sorcier alchimiste, en quête de spirituel, se fiance au soleil en des noces païennes pour changer notre sang en eau, notre eau en blé, notre blé en or, afin que ses œuvres purifient nos mémoires, nos pensées.
Aujourd'hui, je plante aux murs ses idoles, ses icônes, pour que vous puissiez découvrir qu'un peintre symboliste fauve à l'abstraction flamboyante vient de naître.


Bogdan Korczowski

ORBIUM COELESTIUM

Musée Paul Delouvrier, Évry, 2011

ORBIUM COELESTIUM

Bernard Point
"
Bogdan Korczowski en cercle", 2011

Suite à une visite, il y a une dizaine d'années, dans l'atelier de Bogdan Korczowski, j'écrivais :
" J'entre, sans conteste, dans la réalité sensuelle de la peinture à l'huile, et je sais que j'en serais imprégné, nourri. " Très récemment ma dernière " entrée en matière " m'alimente, avec toujours autant de densité…pourtant l'huile a disparu !
La nouvelle technique mixte, inventée par Bogdan Korczowski, enlace tout autant mon imaginaire. Un ensemble de toiles, voisines par rapprochement de leurs formats, m'entraîne dans la complexité d'un matériau pictural qui témoigne de la permanence d'une démarche gestuelle.
Cette fois je ne retrouve plus " la sensualité végétale " désignée antérieurement par l'artiste lui-même, mais je me vois confronté à l'abstraction tourmentée d'un univers qui n'oublie pourtant pas ses origines charnelles. Les surfaces peintes des supports me donnent le plaisir de pénétrer des peaux blessées, déchirées, qui laissent éclater les éclaboussures de leurs combats intérieurs.
Des cercles, de diamètre assez similaire, se posent au-dessus, mais par leur incessant pivotement, m'entraînent dans de nombreux tourbillons qui vont jusqu'à s'auto-effacer. En permanence ils se combattent en se superposant, en s'interrompant aux limites des châssis, et paradoxalement en donnant naissance à certains, tout en enterrant d'autres. D'ailleurs, je patauge quelquefois dans des boues terreuses, pour d'autres fois, m'asphyxier dans des orages cycloniques. Une coloration fréquente en gris plus ou moins foncée, peut aussi se réchauffer d'ocre jaune, mais dans tous les cas, c'est toujours par contraste avec les mouvances cerclées, froides ou brûlantes.
Un ensemble de toiles rouges me surprend par la neutralité du support, coloré d'origine, qui porte encore une multiplicité de cercles fous. En dépit de cette absence de fond pictural, je m'interroge sur le fait de retrouver néanmoins, l'expressionnisme de cette démarche. Je trouve réponse à cette interrogation, en constatant que les cercles sont devenus baveux et épais, et qu'ils écrasent la chair de leur matière sur l'impassibilité d'une toile, teintée d'un rouge étonnamment ardent.
Ainsi cette nouvelle orientation de l'art de Bogdan Korczowski, tout en m'offrant le bonheur d'en découvrir la nouveauté, me rattache à mes contemplations antérieures. Je peux ainsi terminer cette réflexion en citant la conclusion d'un texte déjà écrit en 2001 et qui devient révélateur de la constante d'une démarche. " La gestuelle expressionniste de Bogdan Korczowski m'entraîne dans les tourbillons d'une coulée de matière en fusion, tout en m'offrant les plaisirs sensuels mais apaisés d'une délectation chaleureuse… Et ce n'est pas le moindre paradoxe rencontré dans l'œuvre de Korczowski ! "…
Savoir que ces œuvres mouvantes de passion vont se trouver accrochées dans les courbures d'un lieu marqué par l'architecture tournante de Mario Botta, du cercle d'une cathédrale, accentue ma foi en la richesse contemplative d'un art troublant... à méditer.


Rafal Solewski
"Le chemin entre…"
Traduis du polonais par Maria Nawrocka.
Texte écrit à l'occasion de l'exposition Korczowski/Peinture à Galeria Miejska Arsenal à Poznan et Centre d'Art Contemporain Solvay à Cracovie en 1999

Le monde des valeurs a été créé en tant que contrée d'idées équivalentes. La beauté, la bonté ou l'amour devaient être des valeurs équivalentes et lisibles. Cependant, depuis que le faible esprit humain a succombé à la tentation de délibérer sur l'essentiel de ces conceptions, pourtant évident, le rideau d'interprétation a troublé l'ancienne spontanéité du contact, en construisant une thèse, selon laquelle chacun devrait décider de ce qui est beau et bon. C'est pourquoi aujourd'hui, l'homme cherche avec perplexité une vérité objective, perdue par la croyance - pleine d'orgueil, en le pouvoir de l'esprit. Cela concerne en particulier la beauté. L'art qui est prédestiné à être exposé, a perdu un jour quelque part son rôle, en devenant une poubelle d'informations incompréhensibles. Toutefois, il existe toujours des artistes et des spectateurs qui, grâce à l'intuition, aux sentiments et aux plaisirs esthétiques éprouvés, essaient de découvrir la beauté.

Bogdan Korczowski appelle sa peinture un abstractionnisme symbolique. Il indique ainsi deux chemins que l'on suit aujourd'hui, en cherchant une beauté à travers l'art. Un peintre de Cracovie, travaillant à Paris, à la fois un pèlerin artistique, parle lui-même de ses réflexions concernant les deux différentes façons de percevoir l'art, L'homme contemporain de l'Ouest cherche en art, tout d'abord des impressions artistiques. Il y perçoit particulièrement la composition du tableau, le jeu des lignes et des taches, les transformations progressives ou les contrastes des couleurs. Les Polonais, eux, veulent constamment expliquer la signification des symboles, déchiffrer le sens des contenus camouflés comme s'ils étaient toujours cachés et adressés aux sens, non pas à l'esprit et aux sentiments.

Dans l'art de Korczowski on peut parler d'une rencontre de deux réalités. Déjà, seules les compositions abstraites, créent le monde d'une expression individuelle. On met violemment, sur la surface du tableau, une épaisse couche de peinture à l'huile. Les points y sont rares ; des lignes peintes largement et uniformément n'y apparaissent presque jamais. Ce sont des touches rapides, on dirait des coups nerveux. Souvent la peinture, qui dépasse les bords irréguliers d'une tache, faite par un toucher direct du pinceau, s'écoule en bas du tableau en formant un ornement naturel. Des taches et des filets construisent une facture épaisse avec des creux, des fissures et des égratignures ; on a l'impression que ce sont des éléments d'une autre surface appliquée sur le tableau et faisant part, d'une façon harmonieuse, de toute la structure de l'œuvre. Les coups de pinceau laissent des traces en forme de taches, plus au moins allongées, qui ont une direction diversifiée et qui sont, dans la plupart des cas, concentrées en groupes verticalement orientés. La verticalité de la composition est justement soulignée par des filets de peinture qui s'est écoulée. Une telle impression est brisée par la structure colorée, qui fait souvent des raies larges, horizontales et irrégulières.
L'impact est renforcé par l'effet expressif d'une facture épaisse, couverte de petits filets et fissures ainsi que par des coups de pinceau violents.

La couleur joue également un grand rôle dans les tableaux de Korczowski. Un groupe important de ces œuvres manifestent la fascination de l'auteur pour le feu et le soleil. Les rouges, les jaunes et les vermillons dominent les formes " flamboyantes " des taches difformes. Sur d'autres tableaux un bleu calme (doux, tendre) se transforme en différentes nuances du bleu outre-mer, du noir et du violet, En effet, l'auteur crée une tension froide, sombre mais expressive quand même. Le peintre appelle cette disposition individuelle des couleurs, son propre coloris et il le décrit comme une formule déjà élaborée pendant ses voyages et son séjour à Paris. C'est plutôt déjà comme un homme de l'Ouest, que Korczowski applique une esthétique de peinture raffinée. Les spectateurs cherchant à éprouver le plaisir évoqué par la composition, la facture, la couleur et la lumière, désirant découvrir dans l'art une beauté qui lie les émotions de l'impression avec la légèreté du charme artistique, trouvent satisfaction en regardant la virtuosité formelle de Korczowski.
Cependant, il existe un deuxième aspect dans cette peinture. Un jeu recherché d'éléments formels constitue au fond une base pour les symboles. C'est à travers le chemin mystérieux de ces symboles, se dirigeant vers la beauté et la vérité, que le monde s'est habitué à passer ; c'est là où la voie du peintre à la création s'est initiée, où l'artiste a formé son identité.

La Croix et l'Étoile de David des tableaux de Korczowski ont gardé dans cette contrée, en ce temps-là, une profondeur de signification, perdue dans la civilisation occidentale si engourdie par le progrès frénétique. Les termes apparus dans les titres des tableaux comme : Ciel ou Eden, ne sont pas encore devenus des instruments uniquement littéraires, mais ils déterminent une réalité réellement existante, quoique difficile à saisir, Le tableau intitulé La Chute de l'Ange reste toujours une catastrophe cosmique, une collision de la beauté avec le mal, une explosion, qui a libéré des flammes omniprésentes et provoqué le mouvement violent des planètes tout en détruisant leurs formes régulières, Les causes et les conséquences de ce cataclysme donnent l'impression de se cacher sous les motifs des ovales et des ellipses écrasés, suscitant des associations spirituelles et religieuses et troublant des associations érotiques.

Dans le monde, jadis abandonné par un jeune artiste, la maison en flammes, le chapeau d'un bouffon - d'un sot, et en même temps d'un grand prophète clairvoyant, ou encore les bateaux fragiles en papier, étaient toujours des symboles, à travers lesquels on interprétait l'histoire, l'existence inscrite dans l'histoire de la nation et même la vie d'un artiste, Cette contrée qui disparait aujourd'hui, reste toujours une partie de l'identité de l'artiste qui a émigré et qui travaille à l'étranger.
La volonté de reconnaître ses racines se manifeste au moment où l'artiste, dans ses paroles et dans ses œuvres, évoque Cracovie. La lettre " K " placée sur les tableaux signifie à vrai dire, la ville découverte un peu trop tard. Dans la mémoire émotive, cette ville était jadis contemplée par un fils de libraire, un hippy flânant entre la galerie BWA, le café Pod Krzysztoforami, le cabaret Pod Baranami, le club Pod Jaszczurami et le café Rio. " K " signifie alors une ambiance artistique, un peu décadente de l'histoire des Polonais, des Juifs, des Allemands et des Italiens. Ces nations demeurent malgré tout cela, dans un cercle fermé de l'art et de l'histoire unis par une étonnante liaison - noble et folâtre à la fois, du conservatisme et de la liberté. Cette spécificité décidant de la nature d'une recherche de la beauté commune et unique à travers Cracovie, une recherche un peu maladroite, néanmoins persévérante, se cache sous un symbole en forme de lettre, qui signifie le berceau de l'artiste lié à sa peinture et à sa vision du monde.
D'après Korczowski, Tadeusz Kantor est un symbole de l'ambiance artistique de cette ville surannée. L'attitude sans compromis de cet artiste face à l'art, est devenue pour ce peintre cracovien, puis parisien, l'objet d'une admiration particulière. Korczowski dit franchement qu'il voit en Kantor un modèle de l'attitude artistique ; un modèle d'autant plus digne d'être copié que les deux artistes peuvent se sentir unis par la similitude de leurs destins : les racines cracoviennes, l'éducation et la fascination parisienne enfin les très nombreux voyages. Dans la constatation du jeune artiste : " J'ai beaucoup voyagé, j'ai voyagé avec mes tableaux et j'allais là où ils allaient… " on retrouve une allusion cachée aux expéditions parisiennes d'un jeune organisateur du Grupa Krakowska et des expéditions postérieures du théâtre Cricot 2.

Il est possible que la fascination, déjà un peu plus, " occidentale ", envers le personnage du chaman Navajo, rencontré en Amérique, n'appréciant dans l'art que le seul moment de la création, et ne laissant peut-être qu'un seul élève... est une autre forme de foi en l'artiste, génial et unique, proclamant la primauté du processus de la création de l'art et méprisant ses épigones. Korczowski manifeste sa grande admiration pour Kantor, pour son rôle paradoxal d'ambassadeur de Cracovie, de Stanczyk de l'art, sous-estimé et dédaigné. Tout en voyageant et en ayant du succès partout dans le monde, Kantor n'a jamais abandonné sa ville. Cependant, cette ville n'a pas toujours été reconnaissante de sa présence artistique dans le monde entier - possible grâce à ses voyages. Kantor, comme le présente Korczowski, portait dans sa valise son art et sa réalité avec, à l'intérieur, Cracovie, Une valeur ordinaire - de la moindre importance - comme l'aurait dit Kantor, de l'accessoire de voyage, usé et sali ou plutôt de l'art d'un artiste cracovien, est demeuré une inspiration directe pour l'art de Korczowski.

Voilà que la plupart des tableaux de cet artiste sont peints sur des cartons ordinaires et, accrochés aux murs pendant les expositions, simplement avec des clous. Il arrive que les petits bateaux en papiers soient collés au carton faisant partie d'un collage - d'une technique très appréciée par Kantor. Le rôle exceptionnel de cet artiste dans la création et la vision du monde de Korczowski, parisien et cracovien à la fois, voyageur à travers le monde, a été enfin exposé, d'une façon directe. Korczowski a écrit une lettre à Monsieur K. Cette lettre comprend quelques courtes et justes analyses de l'activité de Kantor dans les domaines de la peinture et du théâtre. Cette lettre exprime avant tout le regret, la colère même vis-à-vis de l'artiste ; Korczowski lui reproche la mort et le départ au moment où sa visite à Paris était, comme toujours, si attendue. Cette correspondance a été complétée par un cycle intitulé Les cartons pour K constituant un hommage assez spécifique rendu par l'art de Korczowski à un artiste, dont la mort a suscité des émotions si douloureuses. Cette série de cartons est aussi apparue à Cracovie dans la Galerie Albert du KIK où elle a pu présenter, un des rares domaines encore méconnus de la création de Kantor. Cet homme en apparence inabordable, difficile et provoquant des conflits, s'est avéré un modèle, une inspiration pour d'autres artistes, une source dans laquelle on peut puiser.

La lettre " K " signifie donc Kraków (Cracovie), Kantor, kartony (les cartons) et enfin Korczowski lui-même.
Le nouveau symbole de son art et de l'identité artistique créé par le peintre, quoique construit sur la base de différentes expériences, reste toujours lié aux racines cracoviennes de l'artiste, L'exposition préparée pour la Galerie Albert, a présenté Tadeusz Kantor à peine indirectement. Elle a tout d'abord présenté Bogdan Korczowski, un des peintres qui comme les autres, en prenant la décision de continuer son chemin artistique en dehors de la Pologne, a ainsi décidé de demeurer entre deux mondes encore différents. Korczowski s'est bien rendu compte de cette différence et aujourd'hui il essaie de trouver sa place dans l'espace de la déchirure, tout en restant dans le courant des créateurs, qui par opposition à la fascination superficielle et post-moderne pour un jeu formel, essaient de chercher les valeurs perdues par l'art contemporain. Korczowski, on l'a déjà dit, découvre et exploite ses racines. Ce qui résulte de cette inspiration ce sont des motifs symboliques, qui, à leur tour, s'inscrivent dans un jeu très expressif et abstrait de formes et de couleurs. Ce jeu est le résultat des expériences postérieures. Parfois il arrive, que cette liaison demeure harmonieuse ; d'autres fois, et c'est le cas le plus fréquent, une sorte de contraste, même de dissonance apparaît' En effet, Korczowski est conscient de la différence qui existe toujours entre le monde des symboles et la contrée des impressions artistiques. Il lie et oppose à la fois ces réalités. Il les exploite mais il ne précise pas laquelle lui est plus proche. La déchirure en effet ne montre pas seulement la différence, elle montre également le chemin " entre " elles, ce qui donne une chance d'omettre le rideau de l'interprétation, des goûts et des styles. À côté donc de l'art formel, du savoir-faire concernant l'utilisation du signe, cette collision innovatrice qui est la base d'une indication philosophique, constitue des valeurs individuelles de l'art et son chemin vers la vérité et la beauté.



Exposition Fondation Carzou, Manosque, 2008

par Alain Le Métayer

Il y a dans l'oeuvre de Korczowski, une tonalité tragique, dont il serait vain de chercher la cause dans l'histoire personnelle de l'artiste, tant toute création artistique résiste à l'explication biographique,mais qui n'est sans nul doute pas étrangère à l'histoire de sa Pologne natale... C'est notamment le cas des toiles qui présentent des écritures, mises en page comme s'il s'agissait de stèles bibliques. Mais un autre versant de l'oeuvre, qui s'inspire du végétal entrouvre à une lumière sinon d'espoir, du moins, d'une certaine sérénité qu'on ne saurait mieux caractériser qu'en la rapprochant de la parole d'un poète pourtant si éloigné par l'histoire et la géographie.
Souhaitant partager une émotion créatrice, Aimé Césaire écrit : « Je suis très végétal (...) les arbres représentent ma conception de la vie, une vie, une mort, la germination de la vie, les saisons. Ce sont des choses que je conceptualise très mal, mais qui représentent peut être en définitive ma philosophie de la vie et ma philosophie de la mort ». Il se trouve que la grande force de la peinture, et celle de Korczowski en est un exemple éclatant, nous fait justement ressentir des sentiments primordiaux qui auraient bien du mal à se conceptualiser dans un autre champ de la connaissance.


Exposition Fondation Carzou, Manosque, 2008

Laure Gayet Une peinture de la matière et du signe

Bogdan Korczowski superpose les couches de peinture sur ses toiles et crée d'étranges amas de matières, des
éraflures, des coulées écarlates qui rappellent le magma. Son art se lit comme une carte géologique du monde,
avec ses accidents, ses aspérités, ses reliefs. Avec fièvre, il sature ses supports d’une matière organique et les
remplit d'éléments végétaux aux contours sensuels.
Une peinture de la matière, qui rappelle celle de la chair.
Des arabesques de feu se détachent d'un fond sombre. A son tour, le fond les recouvre. Des formes géométriques
luttent contre l'effervescence de courbes généreuses.
Sa peinture semble habitée de plusieurs mondes. La tension de cette double présence provoque une forte intensité.
Accumulation, surcharge obsessionnelle. De recouvrement en recouvrement, il s’installe un rythme et une énergie.
Flux et reflux, inspiration, expiration, les superpositions de couches de peinture provoquent l’éveil des sens.
La gestuelle expressionniste de Bogdan Korczowski entraîne le spectateur dans un tourbillon de matière en fusion.
Elle lui offre des plaisirs sensuels, bouillonnants mais apaisés.
Enchevêtrement de mots, de lettres, de signes.
Des symboles fugaces, langages secrets et initiatiques se sont inscrits sur les tableaux de Bogdan Korczowski.
Triangles, croix de Byzance, étoiles de David, cercles parfaits englués de couleurs.
Les écritures surgissent au travers de la matière picturale et disparaissent ensuite sous une coulée chromatique.
Enfant, Korczowski a grandi au milieu des livres de la librairie de son père. Ouvrages polonais dévorés mais aussi
livres en langues étrangères qui le plongeaient dans la contemplation d’une succession de signes aussi captivants
qu’incompréhensibles.
Plus tard, l’artiste visites de nombreux sites archéologiques en Méditerranée où il lui est arrivé de se retrouver en
face de pierres portant une écriture non lisible. L’artiste note qu’il éprouve alors des sensations très fortes, même si
l'inscription peut en fait n’être rien d'autre qu'une déclaration d'impôts.
Korczowski s’isole régulièrement dans les déserts du monde entier qu’il parcourt sans relâche. C’est la
rencontre avec de nombreuses cultures, dont celle des chamanes qui ressort de ces expériences et s’exprime
dans ses toiles.
Korczowski s’intéresse à la confusion véhiculée par la parole, le langage. L’échange entre deux ou plusieurs êtres
se base, la plupart du temps, sur une incompréhension et un malentendu qui prend du temps à se dissiper. Parfois
d’ailleurs, le langage reste opaque pour toujours.
Très tôt fasciné par le mystère de l’écriture, c’est précisément ce qu’il recherche dans ses peintures, même s’il
l’attise discrètement en évoquant de vagues pistes d’interprétation.
Il ne faut pas chercher à comprendre son travail, mais plutôt à le sentir. D’ailleurs, une citation de Bruno Schulz l’a
beaucoup marqué :
" L'art n'est pas un rébus dont la clé serait cachée quelque part, et la philosophie n'est pas un moyen de résoudre
ce rébus ". (Lettre de B.Schulz à S. I. Witkiewicz).
Bogdan Korczowski travaille par séries. Longtemps, il a travaillé sur des toiles de peintures à l’huile de grands
formats. Explorant la relation entre pluriel/singulier, l’artiste inscrit la toile dans un ensemble, mais celle-ci peut
également exister seule, par elle-même.
Depuis quelques années, ce procédé sériel lui permet de s’intéresser aux notions de construction/déconstruction.
La « Cartonthèque », comme il l’appelle, constitue un ensemble d’environ 300 peintures sur carton de 60 x 80 cm,
qu’il assemble en mur d’image de façon différente selon les expositions.
Les installations qui naissent de cet assemblage crée un véritable langage où l’on peut voir de loin comme des
lignes d’écritures, avec des liés, des pleins, des accents, des vides ou des semblants de majuscules.
Aller-retour permanent entre la vue d’ensemble et le détail, le regard divague de carton en carton puis se laisse
interpeller par une croix ou un triangle avant de se voir entraîner dans une lecture plus globale jusqu’à devenir
murale.
La peinture de Bogdan Korczowski plonge le spectateur au centre de la composition picturale, produisant sur lui
une confusion des sens proche du vertige. L’oeuvre de Korczowski provoque une distorsion du regard, cherchant à
interroger la subjectivité de la vision du spectateur


Exposition Galerie Nicole Ferry, Paris, 2008

Bernard Point
Flamboyance "Fruitée"

Après une série végétale, abordons les moissons afin d'y récolter fleurs et fruits. C'est ainsi qu'il faut découvrir cette nouvelle série de peintures toujours aussi flamboyantes, mais " fruitées " cette fois, comme le titre très justement Bogdan Korczowski.

Un ensemble de huit toiles carrées fait dialoguer huit fleurs éclatées au cœur du format. Il importe de les regarder comme des rosaces gothiques d'un transept de cathédrale, qui souvent font rayonner leurs structures au centre d'un carré, afin de le faire tourner sur lui même. Bogdan, en accumulant les matières, en les recouvrant d'une chair de peinture, en les faisant glisser à l'huile les unes sur les autres, donne déjà à ces fleurs la sensualité de leur avenir " fruité " De lourds tracés sombres, à la manière des plombs des vitraux, cernent des couleurs en feu, afin de contenir une passion née de " l'héroïsme de prendre un pinceau " comme l'affirme l'artiste.

C'est ainsi qu'il contient ses pulsions pour privilégier le rayonnement exalté de ses fleurs aux pétales noyés sous une surabondance de peinture. Le cœur de la fleur peut alors de toiles en toiles quitter le centre géométrique pour se déplacer vers le haut, le bas, la droite ou la gauche, mais toujours, en dépit de velléités d'échappement, rester contenu (même douloureusement) à l'intérieur du support. Le peintre sait limiter sa fougue gestuelle aux limites qu'il s'est fixé. De même, lorsqu 'il évoque sur d'autres toiles des roses tourbillonnantes, s'il évite le cœur croisé, il multiplie des débris de courbes dans un cyclone baroque, mais sait dompter ce désordre, grâce à un éclaircissement de sa palette.

La structure en croix va se retrouver dans le diptyque constitué de toiles elles même carrées, dont la rencontre peut s'assimiler à la croisée de transept entre deux rosaces. L'artiste toujours aussi généreux ne se contente pas de ce chiffre…il nous en offre quatre !

C'est alors que nous pouvons quitter les carrés pour déguster de grands formats verticaux qui cette fois ont fait mûrir de voluptueuses formes ovales. Cette " sensualité végétale " comme le souligne l'artiste, met en évidence d'immenses fruits posés sur des fonds tumultueux qui cachent sous une sorte de peau, leurs émois intérieurs. Comme des mangues, à l'enveloppe austère, ces masses semblent destinées à être déchirées, afin de nous proposer de mordre une matière " fruitée " pour mieux nous enfoncer au cœur d'une chair sensuelle... Ces images synthétisent le propos permanent de l'artiste qui nous invite à pénétrer sa peinture, qui au delà de sa protection extérieure n'est que flamboyance.


Catalogue d'exposition, Galeria Traffic, Varsovie, 2006

Héloïse Hautemanière
La mémoire en fragments... (extrait)

Il est effrayant de constater que l'on est parfois plus attiré par l'ombre que par la lumière.
En découvrant les tableaux de Bogdan Korczowski, j'ai d'abord voulu renoncer, pour éviter de me mettre en danger, mais j'ai compris que l'ombre, le malaise et la migraine allaient libérer les mots.
Je vous propose ici, au fil de ces quelques pages, un voyage intriguant, dérangeant, dans l'univers sombre, torturé et inquiétant d'un artiste. Ce voyage est le mien, je me suis laissée imprégner par les tableaux de Korczowski et ces pages ne sont que mon interprétation de son art…..
"La créativité n'est pas forcément ce que l'on peut voir" dit Korczowski, un voyageur sans bagages…C'est l'histoire d'un homme qui n'a eu de cesse de voyager, avec pour seule valise, sa peinture, son art.

Histoire d'une initiale " K "

Bogdan Korczowski est né en 1954 à Cracovie, où débute son voyage artistique. Sa première rencontre avec l'art a lieu dans la librairie de son père, seul libraire de Cracovie à recevoir des ouvrages de l'étranger, dans un pays gouverné par la censure. Enfant, même s'il ne comprend pas les langues, il dévore les livres d'art venus d'ailleurs. Il ne lit pas les mots, mais s'imprègne des images, manipule papiers, ficelles et cartons d'emballage. Très vite, il saisit l'importance de la matière, porteuse de la mémoire. Le livre devient pour lui un objet familier que collectionne son père, un objet dans la bibliothèque qui servait de cloison entre deux chambres. Paradoxalement, si l'objet est facilement accessible et en devient presque banal, le texte reste opaque, étranger.
Après la mort de son père en 1970 et la disparition de sa bibliothèque, il sait qu'il veut donner une dimension artistique à sa vie. À cette même époque, il rencontre Tadeusz Kantor, son maître, considéré comme l'un des artistes polonais les plus créatifs de son temps. L'art de ce génie a profondément marqué le jeune Korczowski et son œuvre lui rend constamment hommage, notamment par l'omniprésence de ce " K ", leur initiale commune. Au début des années 80, il fait escale en France. Vivre et voyager en Occident lui permet de " rencontrer " les œuvres originales dont il avait vu les reproductions dans les livres de son père. Son travail s'enrichit au fur et à mesure de ses voyages,…
Il fait de nombreux allers-retours entre la France et les États-Unis. Un de ces séjour va se révéler déterminant. En plein désert du Nevada, il croise le chemin d'un indien Navajo. Après cette rencontre quelque peu surréelle, il comprend que l'artiste est une sorte de chaman, qui crée son propre langage. Personne, mis à part l'artiste lui-même ne connaît l'alphabet utile à la lecture du tableau. Mais peu importe que les formules de l'artiste-chaman soient indéchiffrables, seul compte le résultat, l'effet produit sur l'Autre, la sensation de celui qui regarde la toile, qui utilise le remède.
Aujourd'hui Bogdan Korczowski vit dans son atelier sur les hauteurs de Belleville à Paris, mais rêve déjà à d'autres voyages, d'autres rencontres et d'autres langages.
" S'asseoir, respirer, digérer, ne pas chercher à comprendre, juste se laisser happer par le tableau. "

Histoire d'une rencontre.

Quand je suis entrée dans l'atelier de Korczowski pour la première fois, un étrange malaise m'a immédiatement envahie. Des images et des odeurs me donnaient mal à la tête. Plus tard, je comprenais que l'œuvre de Korczowski est une immense migraine. Les toiles elles aussi, m'agressaient, tant par leur nombre que par leurs tons. Le désordre des tableaux, des pinceaux et des chiffons m'oppressait. L'envie était grande de quitter cette pièce, de ne jamais revenir, d'échapper à cette violence…Mais quelque chose de plus fort me fixait au sol de l'atelier, m'empêchant de bouger. Au mur, un tableau gigantesque semble m'observer, menaçant. Le cadre, récupéré d'une église. " S'asseoir, respirer, digérer, ne pas chercher à comprendre, juste se laisser happer par le tableau. "La peinture est la plus forte, c'est elle qui gagne et qui s'impose à vous. Il n'y a pas d'autres solutions sinon celle de se taire, d'écouter et de regarder. L'artiste semble être dessiné à l'image de son atelier et de sa peinture. On m'avait prévenue, mais je voulais prendre le risque. … L'homme m'intrigue, m'obsède, me fascine. Et puis la magie a opéré. Celle qui m'avait clouée au sol, celle qui me transportait de tableaux en tableaux et qui me permet aujourd'hui de mettre des mots sur ces sensations trop fortes. J'étais angoissée, mais au-delà de ce malaise, quelque chose me subjuguait. Je ne pouvais rester insensible à un tel déploiement de couleurs, d'énergie et de mots. Les toiles semblaient vouloir me dire quelque chose. Un langage inconnu, insaisissable, complexe. Je ne comprenais pas ces mots, mais je ressentais leur pouvoir. L'artiste - chaman avait réussi sa formule, un violent mélange d'angoisse et de rêve parcourait et parcourt encore mes veines. Il est temps que je sache ce que qui me retient ici. Je veux tenter de comprendre l'homme et son art, non pour une critique, mais simplement pour m'apaiser…

Mémoire, Matière, Images d'archive…

Ses multiples voyages ont fait de Bogdan Korczowski un collectionneur et un dévoreur d'images, qu'il nous offre sur ses tableaux. Ainsi nourris, les yeux guident la main dans la traduction picturale….
Comme autant de petites taches projetées sur l'œuvre de sa vie, Korczowski peint indéfiniment des morceaux de sa mémoire, collective ou personnelle. Il vit dans l'urgence, peint sans cesse afin d'échapper à la mort. Car il s'agit toujours de laisser une trace de son passage. …

Un incendie de couleurs et de formes.

Dans les tableaux de Korczowski, la mémoire s'incarne toute entière et prend du relief. Les lieux, les souvenirs, les images prennent vie et semblent vouloir nous dire quelque chose. Comme autant de langues tentant d'échapper au tableau, les gouttes de peinture nous parlent dans des langages étrangers, s'inventent quelques formules magiques et nous envoûtent.
La matière des tableaux de Korczowski exprime les détours sinueux de sa mémoire, autant de coups de couteaux pour autant d'arrêts. Il faut simplement ne pas se laisser impressionner par ce cauchemar intérieur. La mémoire n'est pas lisse, uniforme ou monochrome. ..Il faut créer différents niveaux sur la toile, effacer, recommencer et comme le fait Korczowski, vieillir volontairement ses toiles, en laissant pleurer le pinceau. Les langues de feu qui sortent du tableau sont les mots du chaman. Elles apportent de la vie à la peinture, qui sans cela pourrait se fatiguer. Il ne faut pas chercher à éteindre cet incendie, mais simplement s'en éloigner parfois pour guérir la fièvre…
La peinture implique un acte physique, un investissement du corps...


Exposition "Phototheque", Galeria Nova, Cracovie, 2005
Les Echos de Pologne, nr 41, 13/26 janvier 2005

Delphine Dewulf
La grande " kabbale " de Korczowski


Entre Paris et Cracovie, et à la frontière de plusieurs courants artistiques, le peintre Bogdan Korczowski brouille les pistes... Des arabesques de feu se détachant d'un fond sombre qui pourtant semble les happer, ou encore des formes géométriques s'opposant à l'effervescence d'un tracé tout en courbes : sa peinture semble habitée de plusieurs mondes. De la tension entre ces derniers, sans doute, naît l'intensité - à l'image des tableaux de Rothko qui, malgré leur simplicité apparente, mettent en scène la lutte toujours en suspens de plusieurs univers chromatiques. Et voilà que Korczowski se met à explorer la relation entre pluriel et singulier, construction et déconstruction. Tout d'abord avec la "Cartonthèque" qui rassemble en un mur d'images des huiles sur carton, une installation-hommage à grand artiste Tadeusz Kantor. Et maintenant aussi avec la "Phototèque" qu'il compose depuis 1995. Dans cette dernière œuvre, c'est l'opposition entre l'abstraction et le figuratif qu'il introduit : des polaroids représentant des corps de femmes dans des poses érotiques émaillent plusieurs petits tableaux qui, dans leur ensemble, dessinent une fresque murale. De telles associations libres, nu exquis de ces femmes sans visages, suggèrent une réflexion sur la subjectivité dans l'interprétation d'une œuvre.
Déjà consacrée en une cinquantaine d'expositions, l'œuvre du peintre Bogdan Korczowski cultive les contradictions. Sa "Phototèque", qu'il donne à voir successivement à Paris et à Cracovie, est la prolongation d'une démarche à situer, entre autres, à mi-chemin entre symbolisme et abstraction, expressionnisme et introspection. Entretien avec un jusqu'au-boutiste en quête de sens et d'émotions :

- Pourquoi avoir introduit la photographie dans vos peintures ?

Attention, ce ne sont pas des photographies que j'insère dans mes tableaux, mais des polaroids. La différence, c'est qu'avec le polaroid on n'a pas la possibilité de démultiplier l'image. C'est donc une pièce unique, au même titre que le tableau. Ce qui ne veut pas dire que je défends cette technique. Je continue à me définir uniquement comme peintre. D'ailleurs, avec ces tirages, je ne cherche pas à faire de belles images. Ces polaroids montrent des choses simples et crues. Il n'y a pas de personnage direct ; mes corps de femme restent sans visage.

- Ces polaroids donnent clairement à voir ce qu'ils représentent. Avec eux, on est dans le domaine du figuratif. Votre peinture, par contre, a toujours été abstraite…

Oui, et cela m'intéresse de travailler sur cette ambiguïté. En fait, depuis très longtemps, les gens me disaient qu'il y avait quelque chose de sensuel dans mes tableaux. Or ce n'était absolument pas ce que je cherchais à faire passer. Mais je me suis mis à étudier la question et j'ai décidé de leur renvoyer la balle, en mettant cette fois la sexualité en évidence. Au final, certains y voient uniquement des photos de nu, tandis que d'autres perçoivent l'œuvre dans son ensemble. Il y a toujours deux niveaux dans la perception d'une œuvre. De loin, la " Photothèque " ressemble à l'un de mes tableaux. De près, c'est tout autre chose. Ce qui me permet de mettre l'accent sur le caractère nécessairement subjectif de l'interprétation d'une œuvre. Et donc d'analyser la façon dont les autres regardent mes tableaux.

- La Pologne est, encore, un pays très pudique… Vous attendez-vous à une réaction particulière du public polonais ?

Je ne suis pas dans l'attente d'une réaction. Je ne cherche pas non plus à provoquer. Mais si certains voient rouge, ils alimenteront ma réflexion.

- Vous avez passé les 26 premières années de votre vie à Cracovie mais vivez à Paris depuis le début des années 80… Pourquoi avez-vous choisi de vivre en France ?

J'avais épousé une parisienne à Cracovie. Je l'ai suivi à Paris lorsque le régime est devenu trop dur en Pologne. Si, par la suite, je ne suis pas revenu m'installer à Cracovie, c'est pour pouvoir mieux y revenir. Ici et là, je suis en voyage artistique. Je suis polonais en France et français en Pologne. C'est une chance énorme pour tout artiste de pouvoir confronter les cultures. La confrontation est absolument nécessaire à la création. Elle permets de ne pas se retrouver enfermé quelque part. De la même manière, mon œuvre échappe à toute classification. Certains ont pu parler de "symbolisme abstrait", ce qui en soi est une contradiction.

- Vos tableaux sont effectivement parfois émaillés de symboles. Avez-vous un message particulier à faire passer ?

Vous savez, j'ai visité beaucoup de sites archéologiques en Méditerranée. Souvent, je me suis retrouvée en face de pierres portant une écriture non lisible. Et dans ce cas l'on peut éprouver des sensations très fortes, même si l'inscription peut en fait être rien d'autre qu'une déclaration d'impôts. Je pense que de toute façon, face à une œuvre il ne faut pas chercher à comprendre, mais plutôt à sentir. Une citation de Bruno Schulz ma beaucoup marquée :

"L'art n'est pas un rébus dont la clé serait cachée quelque part, et la philosophie n'est pas un moyen de résoudre ce rébus" (lettre de B.Schulz à S. I. Witkiewicz).


Daphné Tesson Exposition "Nova Polska" Galerie Nicole Ferry 2004
Le Quotidien du Médecin, CIMAISES, 04/06/2004
Bogdan Korczowski superpose les couches de peinture sur ses toiles et crée d'étranges amas de matière, des éraflures et des turgescences embrasées de couleurs de feu, ou des glissements pâteux, des coulées écarlates qui rappellent le magma. Son art se lit comme une carte géologique du monde, avec ses accidents, ses aspérités, ses reliefs, ses érosions. Fiévreusement, passionnément, énergiquement, Korczowski sature ses supports d'une matière étincelante et les remplit d'un foisonnement de signes célestes et telluriques et d'éléments végétaux. Une cosmogonie expressionniste.


Bernard Point Korczowski et... paradoxes
Catalogue pour les deux expositioins dans le cadre "Nova Polska" 2004

Franchir la porte de l'atelier de Bogdan Korczowski c'est immédiatement sentir l' odeur antique et presque désuète de térébenthine. J'entre, sans conteste, dans la réalité sensuelle de la peinture à l'huile, et je sais que j'en serai imprégné, nourri. C'est quelque chose de très rare aujourd'hui, de vaguement archaïque, voire pour certains de totalement dépassé. Pourtant après avoir plongé dans cet univers, après avoir constaté que le piège tapissé de couleur et de matière se refermait, monte en moi la certitude que je m'aventure dans une histoire paradoxalement moderne.

La peinture de Bogdan Korczowski avant même d'être regardée, analysée, tableau par tableau se livre dans la globalité d'un environnement saturé de sa propre matérialité. L'encombrement foisonnant de l'atelier, où les peintures se côtoient à touche-touche et souvent se superposent, crée une sorte d'installation à la polychromie contrastée. Je suis englué au cœur d'un magma bouillonnant qui ne ménage ni recul ni sortie possible. Les murs habillés de toiles qui m'environnent semblent une peau faite de griffures, de boursouflures incandescentes, de mystérieuses sédimentations....

La faible distance me séparant des cloisons oblige mon regard à se porter en priorité sur tel ou tel signe, forme, geste pictural, éléments accrochés mais surtout décrochés des grands ensembles toilés tendus sur châssis. Je regarde la peinture de Bogdan Korczowski, contrairement à mes habitudes, en premier par le détail qui m'interpelle, avant de me laisser entraîner dans une lecture plus globale jusqu'à devenir murale. Le paradoxe Korczowski fonctionne comme un grand naufrage où je risque la noyade avant d' y trouver des planches de salut afin de pouvoir construire mon radeau d'où je peux à nouveau redécouvrir l'horizon. La peinture de Bogdan Korczowski est une grande marée houleuse que l'on ne dompte pas mais dans laquelle il faut savoir nager.

Alors, singulièrement, chaque objet/peinture défend son espace intérieur au cœur de cet océan tourmenté. Car si mon regard en gros plan zooume à la surface de la toile parce que l'une de ses parties, l'une de ses croix, l'un de ses triangles a isolé mon attention, c'est pour me laisser la liberté de piloter. Ma navigation interactive se fait aventureuse à la crête ou dans les profondeurs opaques ou translucides de la matière picturale. La singularité de chacun des tableaux ne se livre qu'à condition d'y pénétrer et c'est ainsi que la proximité du regard, par sa myopie obligée m'entraîne dans une contemplation interne plus métaphysique que mystique. Autre paradoxe de Bogdan Korczowski : l'extraverti apparent peint des rituels hermétiques, soigneusement clos sur l'intériorité de leurs mystères.

Bogdan Korczowski affirme que sa " création de peintre a quelque chose du chamanisme " et revendique la liberté d'utiliser toutes sortes de signes de cultures différentes... croix des chrétiens et étoiles de David. Paradoxe encore où l'artiste semble donner des éléments d'interprétation, tout en brouillant les pistes en me laissant - en nous laissant - dans la confusion d'un enchevêtrement de mots, de lettres, de signes... " Si quelqu'un arrive à déchiffrer cette écriture, tant mieux! " Bogdan Korczowski accepte volontiers de se voir démasqué, il applaudit même, mais ne peint que pour lui-même et se retire après le forfait. Cette peinture est infernale et le feu qui la nourrit, s'en nourrit pour la consumer, et ce va-et-vient entre construction et destruction est inextinguible.

Je me souviens, il y a quelques années lors de ma première visite, après avoir surfé de toile en toile, après avoir suivi des traces et après les avoir perdues, je cherchais déjà quelles oeuvres choisir pour une hypothétique exposition, sans pouvoir retenir certains de ses composants, pour en donner à voir l'essentiel.

L'œuvre de Bogdan Korczowski ne se reçoit pas comme une chose en elle-même. Elle travaille sur la mémoire - du peintre - mais aussi du regardeur de cette peinture, puisque le tableau au dire de son auteur " acquiert sa propre vie ". Il s'agit donc d'itinéraires croisés, porteurs et/ou réceptacles de temps partagés et de moments échangés. Cette peinture refuse tout élément d'analyse formelle, tout classement réducteur. Impossible de choisir au cœur de cet univers baroque où les espaces traversés de profondeurs abyssales peuvent brusquement se refermer sur la négation de croisements de surface. Cette peinture engloutit et s'engloutit...

C'est alors que ce jour là, Bogdan Korczowski en cette fin de visite, me montre comme une curiosité de fond d'atelier sa " cartonthèque " ! Je découvre alors fasciné plus de deux cents cartons de format 60 X 80 environ, dressés les uns contre les autres et présentés rangés comme des cartes postales dans des boites à chaussures. L'artiste feuillette avec désinvolture mais aussi passion contenue, cette somme fabuleuse de peintures réalisées sur des cartons d'emballage dont les dos conservent encore leurs inscriptions d'origine. Tout un travail échelonné sur une dizaine d'années aligne en rangs serrés des actes de peinture souvent quotidiens et qui n'ont en commun que l'égalité relative de leur format et la matière de leur support.

Brusquement m'apparaît avec évidence la boulimie de ce peintre qui superpose matières somptueusement illuminées et corrosions griffées, fragilisées de coulures saignantes. L'accumulation, la surcharge obsessionnelle qui, de recouvrement en recouvrement, se laisse pénétrer sur les grandes toiles trouve en ces cartons, littéralement, le support et le matériau d'une collection qui traite à la fois du temps, de la mémoire et de l'espace.

Il me souvient aussi, à ce moment précis, lui avoir dit : " Si un jour nous travaillons ensemble, ce n'est pas un carton, mais tous, que je voudrais exposer ! " D'évidence il m'était impossible d'en sélectionner certains, d'en regrouper quelques uns selon des thématiques incertaines ou des couleurs ou matières prioritaires. La règle de ce travail, l'esprit de ce parcours quasi quotidien à la surface de ces multiples cartons, ne pouvait être que montré globalement afin d'en restituer le sens. Aucun de ces actes n'était daté, interdisant toute tentative de classement chronologique. Nouveau paradoxe chez un artiste qui marque le temps par gestes sériels, mais qui en bouscule l'ordre dans l'abondance inclassable d'une accumulation. Ici, temps et mémoire se croisent en permanence et échangent leurs repères dans des manipulations éphémères et aléatoires.

Aussi, lorsqu'en prévision d'une programmation d'exposition sur l'année 2000 autour de l'idée de " Rencontre ", j'ai mis en relation Stefan Shankland, constructeur de structures dans l'espace, et Bogdan Korczowski, il m'apparaissait que je pouvais espérer voir enfin cet ensemble à la fois disparate et cohérent dans sa totalité et dans l'intégrité de son contenu. L'exposition " Ensemble...séparément " a permis aux deux artistes, de proposer en relation étroite avec l'architecture de la galerie, un extraordinaire parcours à l'intérieur d'une structure et au cœur d'une peinture. La construction de bois conçue par Stefan Shankland se présente comme un grand échafaudage modulaire au format des oeuvres de Bogdan Korczowski. De part et d'autre d'un couloir central habillé seulement du revers des cartons, deux coursives étroites dressent chacune quarante peintures alignées en hauteur sur quatre registres. Grâce à l'intelligence de cette mise en espace, la " cartonthèque " peut présenter un ensemble de quatre-vingt peintures accrochées côte à côte du sol au plafond et de façon aléatoire. C'est par le déplacement physique du regardeur invité à pénétrer au revers de la peinture, mais aussi devant elle dans l'étroit couloir qui la reçoit, que le concept de temps et de mémoire trouve ici son développement dans l'espace. Par ailleurs, si la muralité impose sa monumentalité, c'est par le nombre qu'elle est perçue mentalement plus que regardée, puisque l'absence de recul empêche la vision globale.

Comme j'ai pu le vivre au cours de ma visite dans l'atelier, mon regard en gros plan est dirigé sur l'une ou l'autre des peintures, à l'échelle de chacun des formats. La lecture une par une, sans possibilité de choix comparatif des quatre-vingt peintures est offerte maintenant au visiteur... à chacun d'y faire son marché. Mais si l'étal est imposant il est insuffisant car la " cartonthèque " est composée exactement de deux cent trente-sept pièces ! Stefan Shankland a alors l'idée originale de concevoir une autre structure transformant la salle latérale en réserve de rangement. Sur des étagères, échafaudages montés au centre s'entassent rangés verticalement et horizontalement les uns contre les autres comme des livres, les cartons proposés à la manipulation directe du visiteur. Je retrouve alors les gestes de l'artiste quand dans l'atelier il feuilletait cette abondante collection d'actes picturaux.

Dans le cas présent, c'est au public de vivre directement l'aventure d'une expérience artistique. " Dans la peinture il y a de la matière qui se dégage, elle donne envie de toucher certains tableaux... La mémoire est étroitement liée aux sens. La mémoire a une odeur, un toucher. " déclare Bogdan Korczowski qui dans la générosité d'une volonté de partage, donne au public la possibilité physique de rencontres privilégiées avec la matérialité d'une peinture pourtant arrêtée dans le temps de la contemplation.

Encore un paradoxe Korczowski que ce droit à toucher, à déplacer, à déranger de précieuses icônes brûlées de feux intérieurs, afin de permettre à chacun de les mettre en évidence dans son iconostase personnelle, au risque de gestes maladroits ou iconoclastes. Bogdan Korczowski m'offre - nous offre - le plaisir rare d'une fréquentation sensuelle de sa peinture par sa prise en main afin d'en réaliser charnellement sa prise en corps.

La toute dernière série d'une vingtaine de toiles verticales ( 130 X 100 ) s'accumule sur les murs de l'atelier. Elles sont rangées les unes sur les autres et au fur et à mesure de leur inventaire laissent se découvrir les multi couches de peinture qui de couvrements en recouvrements témoignent d'une énergie nouvelle. La matière picturale coule, descend selon les lois de gravité, singulièrement alourdie de glissements épais ou au contraire vidée de coulures anémiées.

Bogdan Korczowski semble labourer difficilement des sols encombrés de limons fangeux ou entailler contradictoirement des landes arides, profondément ravinées. Cette ténacité à fouailler les champs avec l'énergie du laboureur fait se redresser ces plaines en de fertiles végétations. A vivre le vertige de ce basculement de l'horizontalité à la verticalité il me semble pénétrer dans un univers riche de boursouflures contrastées mais pourtant sans violence car exprimé par de multiples et incessants touchers de pinceaux/passions.

La gestuelle expressionniste de Bogdan Korczowski m'entraîne dans les tourbillons d'une coulée de matière en fusion, tout en m'offrant les plaisirs sensuels mais apaisés d'une délectation chaleureuse... Et ce n'est pas le moindre paradoxe rencontré dans l'œuvre de Korczowski !


Muriel Carbonnet La sensualité au végétal
Préface de catalogue
Exposition Galerie Nicole Ferry, Paris 2002


La nature est le berceau du sublimé et du fantasmé de l'artiste Korczowski.
Son art est comme une parole qu'il croit lancer sur sa toile mais qui finit par essaimer fleurs et bourgeons charnels au sein d'une masse picturale intensément colorée.
Pendant que Korczowski avance dans sa peinture, les boutons s'épanouissent, se dressent, se meurent… mais que veut-il nous faire regarder finalement qui n'est déjà plus ce que nous avons vu ? Peut-être que l'artiste nous parle du temps qui passe ou des femmes qui symbolisent cette sensualité débordante. Un mensonge assumé : ces " Fleurs encore maladroites, froissées. Par la ganse d'hiver du bourgeon. Les femmes se déplissent et s'exposent. C'est le printemps ".
Au niveau cosmique, Bogdan Korczowski ne peut s'empêcher d'érotiser la relation du temps et de l'espace qu'il féminise pour la circonstance, parlant, à leur propos, d'" abstraites amours ", faisant le temps rechercher indéfiniment " la fleur triomphatrice " flottant au seuil de la matrice spatiale, posant, pour finir, ces deux abstractions comme deux miroirs parallèles réfléchissant leurs images à l'infini, rendant bien éphémères les fleurs de l'amour terrestre !
Flux et reflux, inspiration, expiration… on entre dans les œuvres de Korczowski par un parcours utérin graphique que l'on découvre à travers des jardins en fusion… rouges, oranges, jaunes… passionnels et foisonnants. Ses bourgeons, il veut nous les faire toucher, palper. Un éveil au sens. Une invitation à butiner le cœur des entrelacs végétaux.
Une découverte de la sensualité intérieure. Bogdan Korczowski nous enivre : on s'érotise en essayant d'humer les couches de peinture qui rythment l'espace de couleurs vives et de secousses frénétiques. Ainsi, tel un voyeur solitaire, nous faisons évoluer au gré de l'intensité de notre rétine ce jardin d'Eden animé par nos propres désirs ! Une promenade initiatique… " Là, où tout n'est qu'ordre et beauté. Luxe, calme, et volupté ".


Exposition Galerie Nicole Ferry, Paris, 2000

Daphné Tesson
Le Quotidien du Medecin, CIMAISES, 18/02/2000

A regarder les oeuvres de Korczowski, au milieu de cette confusion de feuilles, de branches, de formes enroulées, de symboles naturels, on pense aussitôt à l' exaltation du monde végétal. Mais les tons violents, roux et cramoisis, la peinture dense et coulante, la profusion d' entrelacs confèrent finalement à ce travail une autre dimension. Il est davantage qu' une simple recherche sur la nature. Tout devient protéiforme, les feuilles se font flammes, les branches êtres humains.
Flamboyance de l' automne ou fournaise de l' Enfer ? On ne sait jamais trés bien.
Il y a quelque chose de mystérieux et d' inquiétant dans cet univers complexe aux multiples facettes. C' est une sorte de big bang violent et vertigineux. Une peinture intense.


Exposition "Post-Communication", Galerie L'Aire du Verseau, 1987

Art Press, nr 112, mars 1987

Nora Taylor (extrait)

(...) Korczowski.Les tableaux de ce dernier sont à propos de l'écriture,de la lette au sens propre, de l'alphabet universel.Les enveloppes postales figurant sur les toiles servent de supports géometriques et figuratifs aux lignes manuscrites. Le tout badine avec le jeu du sens/non-sens, car l'ecriture quoique apparente,est illisible. Le Peintre polonais cherche peut-étre la communication orale, mais l'agression de ses symboles suggère un message plus profond, celui de la guerre, de l'exil et de la recherche d'une langue internationale (...)


Harper's Gran Bazaar Italia, feb/mars 1987

Enzo Biffi Gentili (extrait)
"Logo, logo go go go..."

traduction du texte italien

(...) Le spectacle et l'absurde, le théâtre et la schizophrénie, Babel et l'aphasie composent les travaux de KORCZOWSKI. Les associations libres, les contaminations d'idées, les glissements de la perception n'ont pas d'autre logique que celle d'une harmonie chromatique magique et inquiétante, d'une pyrotechnie pour dire le mot. Tout cela n'est que technique de peinture, d'art et sans doute de survie.C'est pourquoi Korczowski déplore tant les lectures symboliques de son travail : l'apparente reconnaissance, les références créées sur son vocabulaire qui aboutissent à un langage introduisible de plus.Son travail est virtuosité, équilibre, pourtant il débouche sur l'incompréhensibilité. Avec beaucoup de classe, certes, mais tout cela fait partie du style et non du sens. Seul un grand, trop oublié, comme Angelo Maria Ripellino aurait pu parler de façon perspicace et complète de ce jeune travail, déjà magistral et déjà incompris, de ce coloris changeant, maquillage visuel. Parce que tout comme le jongleur Kao-O-Wang dans les vers de Ripellino, Korczowski fusionne avec un jeu toujours vacillant sur les échelles tortueuses du doute, ll fusionne croyant tromper l'espace et l'lnvisible machine du Grand Automne qul dépouille toutes les Images.


Catalogue d'exposition "Tadeusz Kantor et apres…", Orleans, 2000

Gaëla Le Grand
La Cartonthèque : clin d'oeil à la Cricothèque

Bogdan Korczowski est avec Tadeusz Kantor ; il vit avec l'effusion du spectacle, qu'il retranscrit en touches de feu, il vit avec le mouvement ininterrompu, qu'il emprisonne en des formes circulaires, le plus souvent fermées, il vit avec la violence contenue et matérialisée, qu'il traduit en traces d'éclatements, en signes défunts (l'Etoile/La Mort), il vit avec la réalité déchue, qu'il capte en supports quotidiens. Le carton succède à l'espace de la théâtralité, mais la finalité est la même : libérer la matière, ou plutôt l'élever au rang de vivant. La peinture vit alors par elle-même, elle se meut en ses propres formes, se nourrit de sa polychromie de chair ; enfin elle possède sa propre carnation, sa propre énergie ; enfin elle accède à la rupture d'infini : l'oeuvre d'art. Des couleurs, des traces, des creux, des bosses, des écoulements, des flamboiements, des embrasements, des signes graphiques enchevêtrés (mots, lettres) du feu des serpents, des ronds pleins, des lignes en zigzag, des fleurs en suspens, des anges, qui chutent, et deviennent cendre, des fantômes, des univers en mouvement, des éclipses, des planètes, des explosions, des écoulements. Une langue de feu, ou la lave de l'imaginaire en fusion, ou une éruption sensuelle, qui n'oublie rien, semble retracer les méandres brumeuses de notre passé ; le peintre se fait l'égal de l'évocation qu'il magnifie, le double d'une matière en mouvement qui fige la perte, exorcise le néant ; quelqu'un d'autre parle, une autre voix se fait entendre au creux même de l'oeuvre peinte (une chose qu'exprime un trait d'infortune, une déviance chromatique) - il y a trop de signes, trop de matière - dans ce rituel qui a quelque chose d'infernal, d'inextinguible ; un feu, un jeu, que la mort joue, à travers l'artiste, avec la matière : une peinture-dibbouk, comme le comédien dans le théâtre de la Mort de Tadeusz Kantor, qui, à travers l'expression corporelle, transmet la réalité de l'esprit d'un mort, se fait l'instrument d'une âme errante "comme si un fantôme s'était emparé de lui" : "Ici, il y a quelque chose du Dibbouk. Le personnage du Dibbouk m'a beaucoup intéressé. C'est une Juive, qui intrigue son entourage. Tout le monde la connaît, mais elle ne reconnaît personne parce qu'un mort est entré en elle. Un mort - c'est la foi juive", confiera Kantor à la fin de sa vie. Dans le dédale de la Cartonthèque, la mort rode, qui possède un visage bien connu…comme si la présence de Tadeusz Kantor était emprisonnée dans l'espace du tableau. Possession, exorcisme : territoire familier.
Les oeuvres de Bogdan Korczowski présentées ici sont le signe d'une reconnaissance, avec, et par-delà la présence de Tadeusz Kantor, d'une certaine éternité : les pièces de la Cartonthèque sont offertes à l'oeil, avec vigilance et respect, elles sont une invite, sous la forme d'une provocation à l'éphémère de la matière et à l'éparpillement des corps que consacre notre siècle - car elles volent le feu sacré de l'histoire, du temps interrompu - sous la forme d'une hostilité à la fausseté, à porter un regard neuf sur notre réalité, comme si la matière mise en mouvement, libérée du poids de l'insolite, arrachée à l'absurde, possédait ce surplus de réalité qui, souvent mis en défaut, nous fait désespérer de notre condition et de notre finitude. Si le peintre s'éclipse devant la silhouette ombrageuse et outrageuse du maître, il sait, à l'instant du geste et de l'inscription, s'affranchir de la pesanteur de la Mémoire, la mettre en couleur pour mieux la conjurer, la mettre en pièces pour mieux la glorifier : des lambeaux de visions saturés d'objets qui se dérobent ou se délitent sous nos yeux consumés, de signes qui s'incarnent dans la chair du geste pictural, une chatoyance douloureuse, une extravagance graphique, c'est ce que nous propose l'espace mouvant et maléable de la Cartonthèque, pour nous ravir à notre propre corps et nous ramener à la conscience de notre propre dissolution dans un passé qui nous absorbe, nous trahit et nous obsède.


Dictionnaire des Arts Plastiques, Modernes et Contemporains.
Editions Gründ, Paris, 2001
Biographie par Jean Pierre Delarge
(extrait)

" Dans le tragique de l'expressionnisme, il introduit la symétrie. Ses icônes sont peintes pour le seul goût de la peinture. Les formes, les objets, les écritures ne sont que prétextes. Sur fond de buisson ardent, le feu prend, gris encore et fuligineux, la flamme, n'a pas éclaté. Des pyramides avec ou sans degrés, des ogives, des graphies oubliées, des carrés ou encore d'autres géométries, signifiantes celles-là : l'œil de Dieu dans un triangle, la croix… écrasée par une étoile rouge, une entrée de tunnel qui pénètre dans un plan d'huiles foliacées, ou le monde en fusion, sphères en flammes, rideaux de feu. Tout naturellement, il est amené à traiter de l'enfer, en rouges, orangés et bleus, les flammes, encore, montent, enserrant les âmes…avec ses langues de feu, toujours. Ou de la roseraie maléfique, variant bleus e violets en formes retombantes avant de se faner….le feu est toujours présent en arrière de formes florales sobres, dressées comme des grilles de fer forgé. "


Exposition "La chute de l'ange", Galerie Askeo, Paris, 1996

La Gazette de Drouot, nr 24, 14/06/1996
Marc Herissé

Un équilibre précaire et cependant costammement maintenu entre le geste ample et délibéré et des coulures aléatoires paradoxalement maitrisées: telle est la performance de cet artiste polonais. Ses ouvres toutes ou presque intitulées "La chute de l'ange", ont des accents incendiares. Eruptives et cosmiques, elles éclatent comme des bûchers embarasés. Cette peinture spectaculaire semble néamoins ne pas chercher l'effet. Elle se déverse dans l'espace comme une coulée de lave.


Exposition Galerie Nicole Ferry 2000

Muriel Carbonnet
Les planètes s'en sont allées...
Préface du catalogue

Il est des voyages que l'on doit faire, introspectifs, intimes. Ils s'imposent à nous brutalement, sans détour, sans ambiguïté. Et c'est en plein désert, celui d'Azerbaïdjan, celui du sud-ouest des Etats-Unis ou celui du sud de la Tunisie, que l'on se retrouve face au monde, face à soi. Etre là, être nulle part. Errances mentales. Divagations d'un voyageur égaré? "Il faut traverser son Sahara intérieur, se laisser mourir de soif pour comprendre les choses, le sens de la vie, celui de sa vie. J'ai vraiment souffert en faisant ces tableaux" confie Korczowski. Il est des sensations à chercher, celles de se perdre dans un espace de non-retour ou d'un autre retour. Il est des douleurs que l'on doit éprouver, des errances nécessaires, des souffrances salvatrices.

C'est ainsi que les planètes s'en sont allées vers d'autres galaxies. Elles ont quitté celle de Korczowski. Elles ont suivi un autre chemin, une autre destinée. Le noir et le gris ont recouvert ou cerné les couleurs lumineuses, les oranges, les rouges. Les signes, triangles, croix, cercles parfaits ont disparu, engloutis dans des spirales végétales, recouverts par les feuilles d'un arbre de vie torturé. Le feu purificateur a totalement consumé les toiles de l'artiste. Des cendres renaît un monde qui se remet peu à peu en place. Fascination dans le deuil, étourdissement de la nostalgie, ivresse de la mélancolie. Au travers des filons charbonneux, des fleurs décaties et des branches contorsionnées apparaît de-ci, de-là, un petit accès à la lumière des lointains. L'espoir n'est pas perdu. Bousculé, chahuté, un nouvel ordre en état de gestation tente d'émerger.
Force est de constater que la peinture est ici chemin de passage, passage pour accéder à la vérité, au renouveau. Pour cela, Korczowski va au fond de lui-même. Itinéraire complexe, violence du geste, ardeur sourde, impitoyable et solitaire. Il saigne toujours bidons et tubes d'huile mais aussi son corps, son cœur. Et si l'artiste éprouve une certaine solitude à peindre c'est parce que, face au tableau, il est seul et finalement heureux de l'être, même s'il est "horriblement seul". Car bien sûr, attirance et répulsion fusionnent, s'épousent, s'accouplent même dans ses toiles, comme un état de grâce, une source de création, d'inspiration. Korczowski se dégage alors de toutes les références pour n'écouter que ses pulsions, ses désirs, ses passions, ses démons, ses peines ou ses joies. Et dans le désert qu'il parcourt, il n'y a pas non plus de repère, il n'y a que la voûte céleste de son imagination qui écrase ou qui protège, qui oppresse ou qui rassure. De la densité tapageuse à la transparence douceâtre, toute la démarche de Korczowski va de la matière à l'ineffable, de la force contenue à l'explosion, à la libération d'un paysage mental éprouvé lors d'un voyage au bout du monde, au tréfonds de son âme.

Exposition au Centre Municipal d'Art Contemporain, Gennevilliers, 2000

Bogdan Korczowski
Cartonthèque
Préface

Le XXe siècle agonise. Enfin ou hélas.(Mon siécle à moi). Le siècle des belles inventions et des destructions massives, de la liberté et du totalitarisme, de Kazimir Malevich, Witkacy, Bruno Schulz, Tadeusz Kantor et aussi, de Mauthausen.
Que reste-t-il d'essentiel ? Je m'interroge depuis déjà un quart de siècle, moi qui suis né dans la région où l'Europe s'est suicidée au moins deux fois. Pour survivre, je suis obligé de conserver des traces de mémoire. Et dans ma recherche artistique, je suis loin des jugements éthiques, uniquement attaché à l'esthétique.
Je peins un flux débordant d'images, une façon de recouvrir, effacer, recouvrer et redécouvrir. Stockées dans les archives de ma mémoire, sans classement ni tri, ces images jaillissent et envahissent mon atelier. Puisqu'elles sont peintes sur des cartons d'emballage, je les ai nommées Cartonthèque.
Je vis dans cette Cartonthèque comme dans les couloirs de la mémoire perdue ou de l'oubli. L'oubli n'est-il pas aussi une part de la mémoire ? Entre toutes ces images, entre moi et non-moi, entre rationnel et spirituel, entre constructivisme et abstraction, je fais ma traversée intérieure et plonge dans mon travail jusqu'au rituel. Epais et saturés, les dépôts de matière témoignent du temps passé à peindre. Et c'est ce temps là qui, ramassé dans la pulsion de création, devient art.
L'artiste et son "insoutenable légèreté" se consacre entièrement au moment où se crée le lien entre la théorie de Grotowski et le travail du chaman des Navajos. Il faut beaucoup de temps pour cela. Et après, il reste l'objet à archiver, stocker, préserver et exposer. C'est l'oeuvre.


Exposition "Rétrospective", Institut Polonais, Paris, 1998

Muriel Carbonnet
De signes en couleurs

Peur du feu, Bogdan Korczowski ? Certes pas. Il en nourrit son oeuvre. Un incendie ravageur consume ses tableaux depuis 1984 avec la même vigueur artistique. Une lave bouillonnante, véritable raz-de-marée chromatique, déferle de toiles en toiles. Rien ne peut arrêter son flot coloré, cannibale, ravageur de ténèbres.
La violence de son geste pictural explose en pépites enflammées comme une météorite, faisant éclore tour à tour astres, totems ou alphabets énigmatiques, tour à tour dévorés de matière ou surgissants d'un chaos de couleurs.
Des cendres incandescentes font vibrer son oeuvre cosmogonique aux épaisses coulées de couleurs et de noirceur. Jaillissent des feux d'artifice en empâtements, des planètes inconnues, explorées de son seul imaginaire. Naissent des univers mentaux, des spirales infernales qui triturent l'âme. Espace-magma saturé et masses ovoïdes échangent sans cesse leurs positions, alors que quelques lettres, griffures, jeux d'opacité et de transparence contrarient toute immobilité. Une oeuvre illuminée.
Eclats luminescents, efflorescences étincelantes nés de l'intention du geste. Les dépôts lourds et chargés de couleurs envahissent les toiles. L'inondation se propage, se généralise. Les signes ou les objets célestes éprouvés par le débordement sont alors traqués puis engloutis, perdus puis sauvés. Des parcours suintants de couleurs s'inventent, se défont, réapparaissent sous la matière et sont engloutis à nouveau. Les empreintes colorées dérivent, les vibrations chromatiques s'entrechoquent. La sensorialité éruptive serait crépitante, jaillissante si la peinture n'était pas silencieuse. Mais chez Bogdan Korczowski, il est impossible de ne pas entendre des grondements de ces coulures de sang. Sa peinture s'embrase.
Des signes fugaces, des langages mystérieux, secrets et initiatiques se sont inscrits çà-et-là au gré des voyages de l'artiste, voyages sacrés dans le temps, l'espace et la mémoire. Véritables vagabondages chamaniques. Ils ont resurgi d'un passé lointain, de civilisations oubliées. Triangles, croix, cercles parfaits englués de couleurs. Le temps imprégné dans chaque lieu visité s'est figé dans la peinture qui capture et retient l'existence à l'instant même où elle a déjà disparu.
Ange dévastateur, écrabouilleur de matières, cracheur de couleurs flamboyantes : du rouge, surtout, à pleine peinture, et puis du orange, du jaune, du bleu métal, du noir intense, Bogdan Korczowski aspire passionnément à la carnation, toujours différente, changeante, éclatante, luxuriante. Le rouge se retrouve presque inexorablement de toiles en toiles : mouvement en soi, couleur sans frontière, typiquement exubérante et riche. Elle agit intérieurement comme une teinte vivante, agitée, qui donne l'effet d'une énergie, d'une intensité. Le bleu est de plus en plus présent dans ses dernières oeuvres. Profond, il nous attire vers l'infini et éveille la nostalgie du Pur et de " l'ultime suprasensible ". Pour cela, l'artiste saigne bidons et tubes d'huile. Il broie ses pigments avec violence. Ses couleurs suintent de ses toiles en larmes, en torrents de lave. Une véritable ivresse chromatique.

Exposition galerie Selmersheim, Paris 2002,
Phototheque - Installation peintures/polaroids

Gaëla Le Grand
Le Nu mis en pièces

Les pièces vont s'agencer, pour reconstituer, peut-être, le corps unique, primordial, d'avant la décomposition, d'avant la dissection, d'avant la dissociation. Ou résister à l'agencement. Optons pour la première attitude. L'œuvre n'est possible, le sentiment esthétique perceptible (à moins qu'il y soit question de métaphysique...) que par et dans la série : série visuelle de morceaux de corps, pris dans la masse indistincte et informelle de la totalité des corps. Mais nulle question ici de " planches anatomiques ", le corps, en sa partie choisie, est apprêté, décoré, pour un rituel qui consacre le moment postorgasmique, d'après la consommation. Magie de l'œil, qui se plaît à réinventer ces corps faits-pour-plaire, à la lueur d'un désir brutal. Que se passe-t-il au terme de cette alchimie ? On chercherait en vain à cartographier la vie fantasmatique du peintre, car le foisonnement de son imaginaire déjà nous déroute. Le Nu est dépassé, subsumé ; il ne s'agit plus pour Bogdan Korczowski de dévoiler une ligne de fuite du regard qui s'exercerait à découvrir un corps, à dénuder, à faire apparaître, mais il est plutôt question d'une collision, de fragments de vie, de discours, de réels. Nous sommes dans l'anticatastrophe, ou la catastrophe à rebours, s'il est vrai que ce mouvement est celui qui consiste à donner à voir. Car ce qui doit être vu a déjà été vu : présence de figures connues, de personnages, d'héritages, de traces, d'inspirations, la peinture, la couche de peinture, que le peintre court-circuite pour lui adjoindre une autre forme, morceau de corps. Là où dans d'autres séries, l'érotisme, la chute sont de miroirs, clin d'œil au grand inspirateur, au mage décadent polonais, Witkiewicz. Erotisme, imaginaire, folie. Ou la monstration du désir dit autre chose que le désir, et nimbe d'un voile obscur le geste de l'artiste. Après avoir joui de l'objet, on le détruit : c'est l'équation de cette série de tableaux. Collage de formes également, entre peinture et photographie, pour créer un nouveau support, l'instantané du cliché photographique faisant irruption dans l'éternité de la peinture conçue comme peau de l'œuvre. Blasphème, provocation, ce qui est l'équivoque de l'art, son indétermination, son scandale, entre mémoire intime de l'artiste et mémoire universelle de la différenciation. Là où les corps sont mis en pièces, les regards le sont également : la série vue dans sa totalité (l'installation fonctionnant comme une somme de séries d'inspirations diverses, de corps divers), à partir d'une certaine distance, occulte la signification même de chaque pièce : la pièce de corps rapportée, corps étrange, corps en excès, de la réalité, corps en défaut, de la peinture. Le peintre crie alors : pas assez de corps. A celui qui s'approche de chaque tableau, laissant de côté l'univers sériel d'une peinture incarnée, la disposition murale, qui accommode son regard à l'unité de la pièce, c'est le morceau de nudité qui apparaît, envahissant tout l'espace pictural. Destruction du regard de spectateur. Distorsion du regard, écartelé lui aussi , comme le corps de la femme. N'est-ce pas pourtant la distance qui implique la subjectivité de l'être-vu ? On peut hésiter. De loin, je reconnais l'artiste comme sujet de son œuvre ; de près, j'ai du mal à reconnaître quoi que ce soit : les codes sont brouillés, les identités démultipliées, tronquées, usurpées : est-ce le corps morcelé de la femme qui se joue de notre furie-à-voir , de l'embrasement de notre œil, ou celui de l'orchestrateur de cette danse étrange ? Les pièces alors peuvent s'animer sous un regard scrutateur et inquisiteur, pour célébrer le chant du peintre, sur l'autel de la mémoire retrouvée à l'infini. C'est belle et bien une danse, un chant haut et lointain : la peau est lisse, le corps tendu à l'excès, pas de plis, pas de contours qui ne soient laissés au hasard du regard . Et pourtant, c'est toujours la même oscillation entre occultation et monstration, dissimulation et apparition. Dislocation du Nu : il n'est plus question du corps de la femme, support de la contemplation et du ravissement, il est question de la femme en tant qu'elle est mise en pièces, disséquée, dans la pluralité de ses apparaître successifs, de ses habits, de ses appâts, de ses moments, de ses humeurs même, de ses apprêts. Erotisme à rebours : la femme reconstituée, à la faveur de ces clichés de courbes dispersées, est le corps féminin tout entier, ou la vacuité de chaque corps, son absence, son manque-à-être. Percée dans l'existence du corps où le faire-corps se situe entre le rêve, la jouissance et la mort. Pas de visages, pas d'yeux, l'idôle se substitue à l'icône. Plasticité faite de peau tendue ; sans yeux, la peau est montrée comme métaphore du corps, la peau comme corps sans-les-yeux. Pas non plus de vis-à-vis, pas d'échange, ce qui est mis en pièces n'est plus dans le discours, la parole échangée, la promesse, mais dans la pure présence, sans distance. Destruction de la vision, carcan du regard, dans le tourbillon de la série, et la perte du point de vue. Subversion de la peinture ici pour un moment. Monstration désincarnée, car désubjectivée à l'extrême, sous le coup d'un sexe absent - ou le sexe conçu comme l'extrémité de la peau, la surpeau. Bogdan Korczowski dit le caractère irreprésentable de la distance, du regard et, dès lors, l'impossibilité de peindre un visage, d'accoucher d'un portrait. Ce qui se dérobe peut néanmoins être capté sous la forme du dessaisissement, du rapt, être investi d'un surplus de réalité, de nudité. Nous sommes dans l'épiphanie du corps, corps désiré, puis déconstruit, sous l'angle de l'esthète. Dérision provisoire, celle du fond, puis celle du modèle, et hommage en même temps. C'est une superposition de couches, mortelle / immortelle, qui inaugure une inversion des formes, ou plutôt une élévation - sacrilège - du corps impropre ( de l'idôle) au statut de l'icône : immortalité du Nu-mis-en pièces, éternité du corps mis-en-scènes. Nous sommes à la limite, dans l'informulable. Ce qui demeure, c'est le tiraillement de la forme, l'éblouissement : c'est l'image, sur la rétine, acerbe, de ce qui meurt-au-regard, ce qui dépasse l'être-là du corps, l'évidence du désir. Nouveau corps, devenu-peau. Nouvelle peinture, devenue-chair.


Exposition Arsenal, Poznan, 1999

Bogdan Korczowski - La peinture est une couleur de temps

Entretien avec Marianne Boilève, Paris 1998

Bogdan Korczowski ne peint pas des tableaux, il crée une cosmogonie. Ses tableaux sont comme des planètes brulantes ou froides, composés du sang, du feu, des cendres.De tous émanent un mystère, une énigme que le peintre- chaman essaye de déchiffrer pour ses contemporains. L'ensemble de son oeuvre chante ce qui parait ètre possible, un hymne à la vie décapitant l'hydre de la souffrance. Il travaille à ses toiles comme s'il cultivait une terre stérile, creusant dans sa mémoire pour en extraire l'essentiel. Commençant par une gamme réduite de couleurs, il joue avec la transparences, l'opacité -l' ardeur des couleurs- il secoue les degrés de rassasiement et de cette facon réussit à remplir ses tableaux d' une surprenante force vitale.

- Certains des tableaux exposés ici font penser aux corps célestes. D'où te vient cet intérêt pour le cosmos ?

La plupart des tableaux de cette série comprend des formes pointues, des pyramides, des étoiles... En revanche, dans mes travaux sur papier, il y a beaucoup de formes ovales. Mais partout il y a un bout de ciel. J'ai une obsession pour les formes pointues, les montagnes touchant le ciel, et les nuages. Je suis également attiré par l' azur ensoleillé, et le ciel nocturne rempli d' étoiles. D'une manière générale, tout dans l'univers est "arrondi" et "pointu" dans le ciel. Et même si le pointu indique des directions dans l'univers, l'univers comme tel est rond. En outre dans les études scientifiques sur la profondeur de l'univers, sur la question "où est l'extrémité de l'univers ?" Nous arrivons à la conclusion que tout tourne en rond. L'univers est probablement une sphère.Le passé, le présent et le futur coexistent. Kurt Vonnegut, un auteur contemporain américain, a dit au sujet de la peinture :" il suffit de voir un million de tableaux pour ne plus se tromper". Oui, mais d'abord il faut voir ce million de tableaux... Il a également dit quelque chose d'extraordinaire au sujet du temps. Pour lui, le temps est quelque chose de stable, il est comme les montagnes. Nous regardons une chaine de montagnes: c'est le temps matérialisé, mais notre perception de ce temps est limitée. Dans mes tableaux, j'essaie de montrer la stabilité du temps. La peinture est un écoulement du temps, mais simultanément le temps y est fixé. Il constitue un "enregistrement" sur mes tableaux.

- De quelle manière ?

Le moment essentiel dans la création, qui peut durer quelques secondes, quelques minutes, quelques heures, devient éternel quand il est fixé dans un plan, une forme, un déplacement naturel de la matière, une ombre. En même temps, dans la plupart de mes tableaux, il y a une technique de noircissement. Même dans les tableaux récents, j'essaie de créer une impression de vieillissement prématuré. Peu importe si le tableau a trois jours ou vingt ans. Ce qui est important, c'est de sentir le temps qui y est dissimulé. À de tels moments, nous retrouvons notre place, c'est ce qui me fascine. Le temps qui passe, qui nous entoure, c'est vraiment quelque chose d'extraordinaire. Le couché de soleil est magnifique, mais cela ne dure qu' un instant. Mais moi, j' ai quand même réussi à fixer ce moment.

- Tu prétends avoir une mémoire obsessionnelle des choses. Et, en effet, la mémoire s' inscrit constamment dans tes tableaux. Tu dis que tu veux fixer le temps, mais ne peux tu pas graver, en même temps, la mémoire ? Et les signes qui apparaissent dans tes tableaux, ne deviennent-ils pas, en quelque sorte, les métaphores de cette mémoire ?

Nous sommes tous entourés par des signes. La peinture est la seule valeur unique, absolue dans l'esthétique visuelle. Les signes existent dans tous les tableaux, depuis toujours , à commencer par les premiers dessins faits par les peuples primitifs, au fond des grottes. C'est toujours la même histoire. Le peintre est quelqu'un qui exprime les fragments de réalité lui traversant l'esprit. Il ne s'agit pas ici de l'illustration de la réalité,mais de l'inscription qui illustre son présent, son passé ou son avenir. Ma création de peintre a quelque chose du chamanisme.... Je suis, en quelque sorte, le sorcier de mes pensées....Dans ma peinture, je suis entouré par mes propres signes. Naturellement ces signes viennent de notre culture... Je suis né en Europe centrale, je viens d'un continent multiculturel: les croix et les étoiles de David sont des signes qui me sont familiés et que je me suis permis d' utiliser. Ce sont les signes de ma mémoire...

- Néanmoins, il existe à l'intérieur de tes tableaux, une construction objective... quelque chose d' invariable. Tes travaux englobent des périodes, se présentent en série, malgré cela, chaque tableau contient certains signes comme des hiéroglyphes, des planètes, l'expression des couleurs...Tous ces signes composent ensemble un équilibre général dans ta création, un certain subjectivisme, que tu places sur les toiles avec une obsession permanente...

Absolument. Il y a ici une obsession, un subjectivisme puisque cela vient de moi. Dans mon travail, je ne suis pas l'exécuteur d'une demande, je crée une oeuvre qui est unique, entièrement subjective. Je mène une sorte de dialogue,de communication avec moi-même. Cette communication est très abstraite. Mon monde intérieur est quelques fois détaché de toute réalité. Il y a récurrence de signes parce que c'est mon esprit et ma main qui "écrivent" les couleurs. Cette écriture particulière est une sorte de monologue. Je me raconte des histoires dans une langue inconnue, une langue faite de couleurs, de signes, de traces, de matériaux, de dessins. Si quelqu' un arrive à déchiffrer cette écriture, tant mieux!

- Ton atelier est rempli de tableaux: j' aimerais que tu nous dises comment tu travailles...Tu peins souvent sur plusieurs toiles en même temps, comme si tu craignais de ne pas avoir assez de temps pour tout dire...

Il existe une urgence absolue puisque nous devons mourir. L'Homme est le seul être conscient de sa propre mort. Je voudrais faire mon dernier tableau aussi tard que possible, mais je n'ai pas de temps à perdre. En même temps, je suis très paresseux. Je fais toujours plusieurs choses à la fois pour me convaincre que je ne le suis pas...Parfois je tourne et retourne une idée de nouveau tableau pendant si longtemps qu' enfin j' éclate ,et, c'est à ce moment là que je me jette dans le travail avec fureur et énergie.

- C'est un peu comme si c'était une période de grossesse...

Bien sûr, car il y a des moments où je ne touche aucun tableau et d' autres où je les attaque. Dans le travail, un extraordinaire jeu de hasard se manifeste. Néanmoins, ce hasard reste sous contrôle. Le fait que mes tableaux soient abstraits ne constitue pas le prétexte d' une liberté totale pour couvrir une toile de couleurs. Mon abstraction reste sous un contrôle rigoureux et discipliné.

- Qu' est que tu contrôles exactement ?

Le hasard dans la réalisation de mes peintures. Le rôle du hasard est trés important, mais c' est un hasard contrôlé. Je ne puis pas dire si le tableau que je commence en rouge finira en rouge. Peut-être finira-t il en bleu? En général, je sais contrôler le tableau jusqu'à sa fin. Le tableau, lui-même m' impose une certaine discipline, il a ses exigences. Entre la toile, les pinceaux, la peinture et moi, s' installe une sorte de dialogue s' exprimant en gestes, mouvements et dimensions. Ce n'est pas simplement une discussion entre mon esprit et ma main, les pinceaux et les couleurs. Il y a également une quatrième, une cinquième dimension ,magique, dans laquelle la toile domine les outils. Le moment le plus important dans la création est le moment où le tableau acquiert sa propre vie...

- Certains de tes tableaux évoquent le voyage. Le voyage dans l'espace et dans le temps. Plusieurs d' entre eux se rapportent au temps et, avant tout, à la mémoire. Dis-nous quelque chose de ce rapport à la mémoire...

Ma vie est un voyage. Quand j' avais 15 ans, j'ai découvert en moi une vocation pour la peinture. A cette époque, j' imaginais le peintre comme un voyageur perpétuel. J'étais curieux du monde qui m' entourrait. Je ne saurais vivre sans voyages, je pense à l' avance à chacun d'eux. La découverte de nouveaux horizons me stimule. Mes voyages sont liés à la mémoire. Ma vie quotidienne l' est aussi. Mais quand nous voyageons, nous faisons les choses différemment. Nous devons nous habituer à un nouveau rythme et dans de tels moments, notre perception devient différente. J' aime observer la vie quotidienne des gens dans les pays étrangers. Les voyages immortalisent dans mon esprit de nombreux souvenirs. Ces souvenirs m' accompagneront jusqu'à la fin de ma vie. J' arrive même à me rappeler certaines odeurs. La confrontation avec le passé devient parfois inquiétante. J' ai visité de nombreux sites archéologiques, partout dans le monde. Le temps y était inscrit. Je le sens. Je prends conscience, dans mes visites, de l'éternité du temps. Dans la peinture, il y a de la matière qui se dégage, elle donne envie de toucher certains tableaux. Ils ne sont pas plats, ces tableaux. Nous pouvons y retrouver une couche de peinture qui ressemble à la matière que nous rencontrons au fil de nos voyage, par exemple, les murs de certaines villes, les roches, les montagnes, la matière de différents déserts, certains cactus....La mémoire est étroitement liée aux sens. La mémoire a une odeur, un toucher. Moi, j' essaie alors d' appliquer une matière sur cette mémoire.

- Alors on peut dire que tes tableaux, composés de toile et de peinture, sont également faits de la matière qui s'appelle la mémoire.

Oui, c'est une matière plastique. Je ne parle pas ici de manipulation, c' est une autre histoire. La mémoire se manifeste dans les souvenirs. J'ai été touché par les photos-satellite montrant des nuages et tempêtes sur notre planète. On voyait un cyclone. Cela a été, pour moi, une sorte de révélation créatrice comme la présence des montagnes sur la lune, découverte par Galilée. Naturellement tout ceci existait longtemps avant Galilée et moi. C'est ainsi, qu' à certains moments, j'arrive à la conclusion que mon passage est quelque peu tragique puisqu' il n' a aucun sens.

- Certains de tes cycles sont un hommage à d'autres: Kantor, Galilée....

Mon maître spirituel est en effet Tadeusz Kantor. Il est celui qui m'a montré comment il faut procéder pour être artiste. J'ai été fasciné par son art car la mémoire et le passé sont deux dimensions obsessionnelles dans son travail. Pour lui, la vie était une sorte de poubelle. Et c' est dans la poubelle qu' est le plus grand trésor de l'humanité. En ce qui concerne Galilée, il était un magicien qui est devenu un grand scientifique. Il a rendu l'univers moins sacré, en découvrant sur la Lune, des montagnes, de la poussière et des pierres : il a réintégré la Lune au reste de l'univers. Galilée a, ainsi, montré que la Lune n'est pas si différente de notre Terre.

- Actuellement, quel est ton rapport avec la Pologne et surtout avec Cracovie ?

Aprés plusieurs années d'absence, j'ai le sentiment de n' avoir jamais quitter Cracovie... Et grace à cette mémoire qui m' accompagne constamment dans mes voyages, je reste toujours dans les rues de Cracovie. C' est un bon côté de notre passé. Le lieu de notre naissance demeure quelque chose de sacré et important. Il stimule nos vies. J'ai eu la chance de pouvoir faire mes premières études artistiques à Cracovie. C'est une ville très "méditerranéenne", la seule comme ça en Pologne. Cracovie a été une ville cosmopolite et multiculturelle tout au long des âges. Et c'est une des rares villes de l'Europe centrale qui a su garder presque intactes les traces de ce passé . Un voyage à Cracovie, c'est comme un voyage à Venise. Vous marchez le long des rues et vous vous retrouvez dans le passé. Partout où je suis allé à travers le monde, j'ai toujours eu le sentiment de me promener dans les rues de Cracovie. J'aime ce genre de chaîne entre les choses, chaque endroit y est un maillon. Je pense que mon obsession à propos de la matière résulte également du fait que je suis né à Cracovie. Je suis né dans les murs d'une ville qui cultive ses racines dans les restes de son passé.

- Tu parles beaucoup du passé mais peu de l' avenir?

Comme a dit Hrabal "Will be what must be". Le futur viendra, ceci est sûr. C' est seulement en travaillant dans le présent, tout en prêtant attention au passé, que nous pourrons construire le futur d'une manière positive.

- Es-tu fataliste ?

Je suis réaliste. Je suis horrifié quand je pense à tout ce que font les hommes pour anéantir l'avenir de l'humanité.


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